Revue Cliniques Juridiques > Volume 1 - 2017

Street Law à l’Ecole de droit de Sciences Po : présentation et apprentissages

Introduction

La clinique juridique de l’Ecole de droit de Sciences Po1 se décompose en plusieurs programmes2 dont le programme « Accès au droit »3 qui comporte deux projets déjà mis en œuvre : l’un avec le Défenseur des droits, l’autorité chargée par excellence de promouvoir l’accès au droit et l’autre avec les Maisons du droit et de la Justice de Paris qui font partie, sous l’impulsion initiale du Ministère de la Justice, du Conseil départemental d’accès au droit (CDAD)4. Il manquait un troisième programme qui partait non pas d’une institution au service des justiciables mais qui partait, en sens inverse, des attentes des justiciables à l’endroit précisément où ils vivent. C’est outre atlantique que ce troisième programme a trouvé son inspiration initiale mais qui a été appropriée « à la française ». En effet, un troisième projet encore en construction s’intitule pour l’instant comme son homologue américain « Street law » (littéralement « Droit dans la rue ») lancé à l’origine dans les années 705. Alors que la réflexion sur la formation des avocat foisonne en ce moment et met en exergue les vertus des cliniques, l’expérience de street law peut enrichir le débat6.

Tentons une définition liminaire de ce type de programme clinique, qui sera enrichie par la suite avec la description des spécificités du programme de l’Ecole de droit de Sciences Po. Il s’agit de développer des modules de formation juridique spécifiques à travers un apprentissage ludique, dynamique et sur mesure à l’intention des jeunes et des personnes des quartiers défavorisés qui peuvent s’approprier les outils du droit. En tant que formation citoyenne, au sein de la Cité, le programme de Sciences Po qui s’ancre dans les villes vise évidemment aussi la prise de conscience citoyenne et sociale des étudiants de Sciences Po qui coconstruisent le projet à partir des attentes des citoyens jeunes et plus âgés. Le propos se décline en deux points. Le premier est de montrer les enjeux de ce nouveau programme et le deuxième est de montrer les objectifs de ce programme en correspondance avec ces enjeux et la présentation des deux populations dans les deux villes concernées.

I – Enjeux d’un programme « street law » en France : accès effectif au droit des citoyens et découverte des étudiants de l’ancrage territorial

Deux considérations ont primé pour s’orienter vers l’élaboration de ce programme « street law » : le sentiment d’urgence qui ressort des études sur le non accès des citoyens au droit en France et le travail de terrain des étudiants de l’école de droit qui a permis de les sensibiliser à l’enjeu territorial spécifique dans la prise en compte de la question du défaut d’accès au droit en France. Au-delà du « street law » américain qui peut être très utile pour élaborer des modules pédagogiques déjà testés auprès des jeunes ou des populations désavantagées, le programme « street law » de l’Ecole de droit de Sciences Po devait partir nécessairement des différents espaces français. L’analyse des enjeux débute donc avec une réflexion plus générale sur les caractéristiques des défis actuels de l’accès au droit en France pour ensuite envisager cette entrave géographique à l’accès au droit à travers le prisme des étudiants qui ont notamment mené sur place une étude de faisabilité du projet.

A – Accès au droit ou le constat général du non recours au droit

Le rapport d’activité du Défenseur des droits paru en 2017 montre que l’accès au droit a tendance à reculer en France :7 Une grande enquête réalisée au printemps démontre même un « non recours au droit ». D’après le Défenseur, il s’explique par « un certain retrait du service public et particulièrement une réduction des fonctions d’accueil, d’orientation et d’assistance au profit de procédures numérisées qui touchent particulièrement des publics les plus vulnérables, les plus pauvres, âgés ou handicapés, qui subissent encore davantage ce recul du service public.

Plus concrètement, le nouveau programme « street law » prend acte du fait que les espaces physiques où les échanges concrets sur l’information juridique dans certains territoires notamment puissent perdurer par rapport aux espaces virtuels qui sont plus nombreux. Le programme en Maisons du droit a permis aux étudiants d’attester également la même chose auprès des justiciables qui nécessitaient des écrivains publics et tout simplement des explications sur l’accès aux prestations sociales ou obligations vis-à-vis de l’Etat8.

Le projet « street law » s’inscrit résolument dans ce mouvement des cliniques qui adoptent une réflexion pratique et critique sur les rapports entre espace territorial et droit9. La volonté plus large est aussi d’associer dans un deuxième temps les sociologues urbains des laboratoires de Sciences Po pour mieux comprendre comment saisir les enjeux de l’entrave à l’accès au droit dans un contexte plus large lié aux enjeux et la dynamique de l’exclusion et la cohésion sociale dans un espace territorial donné. Sciences Po est bien placé pour offrir cette expertise scientifique dans le cadre pédagogique comme les conventions d’éducation prioritaire partaient de la même idée de promouvoir l’égalité des chances en fonction des territoires10.

De surcroît, pour revenir à la réflexion générale sur les enjeux de l’accès effectif du droit, le Défenseur des droits poursuit en montrant que « les inégalités entre individus et groupes produisent elles-mêmes le phénomène de non recours au droit »11. Autrement dit, au-delà du défaut d’accès au droit qui affectent les citoyens, l’inégalité de traitement entre citoyens aggrave l’entrave à l’accès au droit. Cela rejoint notre travail clinique sur la mise en œuvre effective du droit de la non-discrimination12 et nos recherches critiques sur la portée variable de ce droit13. En effet, « les discriminations perdurent notamment en raison d’un nombre faible de personnes de catégories protégées qui s’adressent à l’une des voies de recours ouvertes par le droit positif »14.

La loi sur la ville15 et la loi relative à l’Égalité et citoyenneté16 cherchent déjà à cibler les rapports entre territoire et inégalités notamment au sein de la politique de la ville pour favoriser l’égalité des chances dans l’emploi dans les zones dites sensibles. En outre, encore selon le Défenseur, « dans ces quartiers, le droit pénal est doublé des exigences de la sécurité avec de nombreux textes depuis l’Etat d’urgence qui peuvent déplacer la frontière entre l’autorité judiciaire et la police administrative comme réponse au terrorisme mais donne une perception encore plus forte du caractère essentiellement répressif du droit (contrôle d’identité etc.) »17.

C’est en prenant acte de ces causes structurelles du non recours au droit que l’idée de monter une clinique « dans la rue » en banlieue parisienne qui serait une clinique street law à la française pour combattre ce non recours au droit directement dans les zones, toujours perçues comme espaces de non droit  alors que l’accès au droit est mal perçu ou pas perçu du tout, voire ignoré.

Les étudiants eux-mêmes qui ont mené l’an dernier un projet préalable de faisabilité de ce projet clinique qui se déroule notamment à Saint-Ouen18 à partir du terrain évoque cette première prise de conscience spatiale à la fois des lieux d’accès au droit déjà existants et des entraves en amont à cet accès au droit.

Accès au droit sur un territoire et récit d’étudiants sur le non usage du droit

Afin d’illustrer comment un projet street law peut susciter une sensibilisation aux enjeux du droit « dans la rue », la démarche pédagogique exige de donner la parole aux étudiants eux-mêmes dans la phase de prospection initiale sur l’intérêt du projet évalué sur place.

« Notre approche se caractérise avant tout par le rejet d’une approche a priori, partant d’une conception bien arrêtée du projet Street Law, qui tenterait de l’appliquer mécaniquement, c’est-à-dire indistinctement, à la ville de Saint-Ouen. Au contraire, nous n’approcherons la définition de ce projet qu’après avoir essayé de comprendre les enjeux de cet espace dans toute sa singularité.

Nous avons fait le pari de comprendre la municipalité par les dynamiques spatiales qui la traversent. À cette intelligence de l’espace, il fallait ajouter l’intelligence des problèmes juridiques existant à Saint-Ouen. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité dresser un état des lieux de l’accès au droit.

Nous nous sommes rendus compte que beaucoup d’idées que nous avions eues pour constituer le projet Street Law existaient en fait déjà dans la pratique. C’était tout l’intérêt de l’approche : sans certitude préalable, la compréhension progressive des enjeux nous a permis de questionner le projet en permanence.

Au bout de cette étude, nous nous sommes finalement posés la question : qu’est-ce que doit être le projet Street Law ? Et pour y répondre, on a d’abord commencé par ce qu’il ne peut pas être. Il ne s’agit pas d’apporter une aide juridique générale car cette mission de service public est déjà remplie par les structures institutionnelles existantes, à savoir le Point d’accès au droit de la municipalité de Saint-Ouen. Il ne s’agit pas non plus d’une aide juridique spécialisée, comme on aurait pu le penser, Street Law évoquant les problèmes juridiques propres aux lieux « de la rue », aux banlieues de toute nature. Là encore, il existe, sinon des institutions dédiées, un tissu associatif suffisamment riche pour ne pas ressentir le besoin d’ajouter du superflu à l’existant (et chercher à professionnaliser les étudiants).

Si le projet Street Law ne cherche pas à fournir une assistance juridique, quelle est sa mission ? D’un mot, d’un anglicisme, on pourrait dire que le projet vise « l’empowerment », une autonomisation à l’échelle de l’individu et par le droit dans un espace où le droit parfois n’est pas bien perçu. Ainsi formulée, l’idée reste vague, il reste encore à la faire comprendre…. Que l’on se représente un instant la confiance avec laquelle un avocat évolue dans le monde, qu’on la contraste avec l’humilité que revêt celui qui ne possède aucun code, l’étranger, le marginal. La confiance du premier n’est pas qu’un avantage de classe, un avantage économique ; on avance l’hypothèse suivante : cette confiance est le fruit d’une maîtrise de la dimension juridique des problèmes qu’il a à affronter dans son environnement social. Il s’agit ici avant toute chose d’un enjeu de pouvoir : connaître le droit, connaître ses droits, sa marge de manœuvre, ce que l’on peut et doit faire, ce que les autres peuvent et doivent faire, c’est être en mesure de défendre plus que d’aucune autre manière ses intérêts essentiels….

À ce titre, Street Law vise à faire de non-initiés, non pas des apprentis juristes mais des sujets de droit bien conscients de leur état. Une injustice, politique, sociale, familiale ou intime est souvent perçue par la victime qui se ressent tour à tour citoyen, individu, parent ou proche. Il manque toutefois une conscience de la juridicité du problème, de la dimension juridique du problème.

Car la personne agressée, incriminée, en faillite, ou menacée d’expulsion, sait assez souvent – quoi que jamais assez – que sa situation est problématique sous l’angle juridique, qu’elle doit trouver conseil auprès des services d’assistance juridique.

Mais la personne lambda, elle, ignore souvent que ses problèmes quotidiens peuvent trouver une solution juridique et que le droit, loin d’être un ultime recours, est d’abord un moyen de pression : celui qui connait pas le dossier de surendettement, le droit de rétractation lié à une vente à domicile ou la question d’égalité salariale ou les conditions de recours en cas de refus de prestations sociales ou la procédure de licenciement, les limites du contrôle d’identité…  »19

Ce premier témoignage d’étudiants de l’Ecole de droit de Sciences Po est saisissant comme le reflet d’une prise de conscience citoyenne, de la part des étudiants, de l’accès au droit et de la perception du droit qui peut expliquer le non recours au droit. Les étudiants sur le terrain, avec humilité, réalisent le travail énorme déjà fait par le tissu local pour accompagner les personnes depuis longtemps (point d’accès au droit, associations locales) qui ne les ont pas attendus pour agir en matière d’accès au droit. Ce projet « street law » permet déjà d’instaurer une forme de respect pour ces engagements d’informations juridiques moins visibles de la société civile, déjà existantes20, sur un territoire périphérique pour ces futurs avocats qui sera bien utile dans leur pratique ou dans le choix de leur orientation en tant qu’avocat ou militant. Les étudiants de l’Ecole de droit de Sciences Po, dans ce récit, réfléchissent aussi aux enjeux concrets, intimes, du droit de proximité, le droit ordinaire, sans panache, démythifié, simplement utile mais puissant. C’est un mécanisme de pouvoir que l’avocat possède et une faculté d’autonomie que peut ouvrir le droit en dehors du cadre plus théâtral du procès, du droit pénal. Les étudiants mesurent la force tirée d’une connaissance de base du droit civil, du droit des contrats qui parait évidente pour l’avocat et non pour le citoyen « lambda ».

Après cette étude de terrain d’étudiants, il s’agit de décrire précisément les objectifs des deux programmes « street law » qui seront proposés et les contenus des deux programmes correspondants.

II – Objectifs et contenu du programme « street law » pour les étudiants et les justiciables

Si l’objectif premier était de penser le droit à partir d’un lieu, encore fallait-il un ancrage local qui n’était pas au hasard mais en fonction de liens tissés avec des personnes, des institutions, des initiatives locales déjà implantées pour faire sens, dans une démarche partant du terrain (bottom up) en réseau avec le tissu associatif local.

A – Les objectifs du programme street law

Dans un premier temps, deux lieux pour le montage du programme « street law » ont été soigneusement privilégiés qui étaient en lien avec des associations citoyennes afin de partir des préoccupations et des questionnements des habitants : la ville de Saint Ouen et la Commune de Champigny sur Marne. Il faudra ensuite préciser davantage l’objectif de sensibilisation sociale des étudiants en tant qu’éducateurs/ « animateurs » du droit.

Objectif premier de street law : bien choisir le lieu d’ancrage

A Saint Ouen et Champigny sur Marne, le travail se fera avec deux associations citoyennes, deux structures (respectivement une existante et une en construction). Le travail des étudiants sera essentiellement lié à une action de formation de jeunes ou femmes immigrées. Il s’agit de favoriser une prise de conscience citoyenne à partir d’une évaluation concrète de l’inégalité de traitement dans l’accès au droit sur un territoire. En termes d’accès au droit, cette activité est très différente de celui de travail d’accueil renforcé en permanence de maisons du droit ou d’analyse de dossiers juridiques qui se fait au Défenseur des droits. Un lieu déjà balisé où les citoyens viennent chercher une solution perçue comme juridique à leurs problèmes du quotidien avec l’administration, la justice, leur employeur, leur famille…

L’objectif du projet « street law » pour les étudiants et pour les justiciables n’est pas seulement informer sur le droit pour résoudre ou éviter des conflits comme les autres cliniques. L’objectif de « street law » est faire prendre conscience qu’il peut être utile de développer des lieux où l’apprentissage du droit en ateliers d’animation et simulations et son appropriation par une population locale en amont de la survenance des problèmes, en prévention des difficultés juridiques a un sens sur le plan d’accès au droit.

L’objectif de « street law » est rempli si cette formation est construite à partir des attentes des populations elles-mêmes ; c’est la clé. Il ne s’agit pas d’une aide ponctuelle en urgence pour bien rédiger une lettre face à la menace d’une mise en demeure ou d’un contentieux. « Street law » s’inscrit dans une vie locale, dans une communauté locale et des parcours de vies individuels de ses habitants: dans les autres programmes d’accès au droit de l’Ecole de droit de Sciences Po, l’accompagnement juridique très riche et dynamique va cesser au moment où le litige est résolu ou évité. Or l’apprentissage du droit pour les non-initiés, les non professionnels peut s’acquérir dans le temps, pour une génération, un groupe de jeunes dans un collège ou lycée ou des personnes moins exposées au droit en raison de leur situation géographique et familiale : par exemple, en dehors des jeunes, un profil sera particulièrement privilégié à la croisée de différentes formes de subordination et de domination dans la société, celui des femmes isolées, à la tête de familles monoparentales, s’inspirant de la théorie de l’intersectionnalité21.

Comment peut-on envisager précisément la prise de conscience sociale sur l’accès au droit des étudiants de Sciences Po que la nouvelle clinique street law peut susciter ?

Objectif second : une méthode de sensibilisation dynamique des étudiants

Face à des étudiants en droit économique de l’école de droit de Sciences Po ou des futurs magistrats en master « Carrières juridiques et judiciaires » qui ne vont pas forcément travailler principalement dans des domaines du droit confrontés aux personnes plus fragiles ou en situation précaire, voire d’isolement.

On peut relever quatre objectifs de sensibilisation citoyenne des étudiants. Il s’agit de permettre aux étudiants d’acquérir une conscience citoyenne du non recours au droit dans un espace territorial donné. Le programme leur permet d’acquérir une conscience de la difficulté spatiale d’accès au droit de certaines populations dans leur diversité et à cause de leur diversité. Quelles données sociales, circonstances sont pertinentes pour comprendre l’entrave à la pleine participation à la société des personnes par leur usage éventuel du droit ? Quelle est l’incidence de la maîtrise de la langue française, de l’illétrisme, du faible niveau d’éducation, du manque de temps, de lieu ou de disponibilité ? Quelle perception du droit par les minorités dites visibles qui peuvent craindre le droit ou être sceptiques sur ses effets à leur égard en raison du profilage racial? De surcroît, les étudiants peuvent aussi acquérir la conscience de leur rôle face aux défis de l’apprentissage du droit comme relais alors qu’ils bénéficient déjà de formations ; ils peuvent voir qu’il existe des difficultés de transmettre un savoir et un pouvoir (droit) face à l’inégalité de traitement dans la réception du droit. Enfin, comme le programme « Street law» consiste non pas à conseiller mais à enseigner le droit de façon adaptée, ludique, concrète et pérenne partant des attentes des citoyens, le programme a pour objectif à long terme d’offrir une boite à outils efficace.

La clé de réussite de cette sensibilisation progressive, dynamique et solide des étudiants part d’une méthodologie dynamique, liée aux quatre étapes du programme (qui peut puiser dans l’expérience de street law à l’étranger22) : monter les modules de formation exclusivement en co-construction avec la population concernée ; adapter la formation aux différentes populations dans un lieu adapté et où elles se sentent en confiance ; s’assurer, qu’après la formation, qu’il reste une forme de boite à outils accessible que la population locale peut s’approprier quand ils sont confrontés à des difficultés juridiques récurrentes. Par exemple, cela peut prendre la forme d’un guide du droit avec questions/réponses sur le fond; options d’orientation vers des listes de professionnels/associations en support pour la suite, expliquer les procédures administratives, sociales, de médiation ou contentieuses par schémas simplifiés) ; rassembler ces cas empiriques en animation d’ateliers sur l’accès au droit « dans la rue » pour réfléchir dans un dossier de recherche propre à chaque étudiants à remettre à la fin de leur expérience de terrain sur les défis de la pédagogie juridique selon les questions et les réactions des personnes participantes, testées dans ces lieux.

Compte tenu des objectifs de street law explicités, il faut envisager les deux programmes montés selon les populations concernés et achever ce panorama par les intérêts spécifiques de ces programmes.

B – Contenu et intérêts des deux programmes street law montés selon les populations locales concernées

Deux populations prioritaires sont ciblées : une première vise les jeunes et s’inscrit dans le cadre d’une initiative soutenue par les Pouvoirs Publics et la deuxième vise toutes les générations et notamment les femmes d’origine étrangère et part davantage de la société civile et la vie de quartier.

Street law à Champigny sur Marne auprès des jeunes collégiens23

Il s’agit de travailler avec des collégiens et monter des procès sur la justice des mineurs (droit pénal) avec un peu de formation en civil. Le projet se déroulera en classe de 4ème. Dans le cadre du programme d’éducation civique, l’Education Nationale invite les élèves à étudier le sujet de « la justice des mineurs civile et pénale ».

Depuis 2015, l’association Jeunes et Citoyenneté propose de réaliser des actions qui traitent ce sujet de manière ludique pour mobiliser la curiosité des élèves. En effet elle propose l’organisation : d’une journée « justice »24 et d’une reconstitution d’un procès pénal25. Les élèves de la Clinique Accès au droit de Sciences po Paris pourront accompagner ces deux évènements et procéder à leur évaluation qui donnera lieu à la réalisation d’un rapport. Les objectifs du partenariat entre l’Association et les Élèves de la Clinique de l’Accès au droit a vocation à contribuer à : enrichir les supports pédagogiques proposés aux élèves ; procéder à l’évaluation des pratiques par la rédaction d’un rapport d’activité ; proposer des pistes d’amélioration et envisager les conditions de leur mise en œuvre.

Les étudiant.es auront les missions précises suivantes : rencontrer l’équipe de l’Association et faire une séance avec les élèves pour identifier leurs intérêts/besoins ; proposer des supports pédagogiques (tous formats) ; préparer des questionnaires d’évaluation du dispositif et analyser des réponses ; rédiger un rapport d’activité.

L’intérêt pour les étudiants serait également de comparer cette initiative institutionnelle, soutenue par l’Etat/Ministère de l’éducation nationale) qui rentre dans un programme d’éducation nationale (cours d’éducation civique) avec les programmes de street law initiés à l’étranger qui ne dépendent pas des programmes de l’école directement (programmes développés par les ONG et les étudiants de droit selon les lieux et strictement à partir des attentes des populations concernées. Peut-on éviter l’influence d’un certain dogmatisme de l’éducation civique sur l’efficacité d’un programme street law qui n’est pas un apprentissage orienté vers un savoir plus cadré, propre à l’école ? Peut-on partir des interrogations des élèves pour concevoir les supports pédagogiques dans l’enceinte même des cours en collège? Comment éviter avec ses journée « justice » ou de simulation de procès que le droit soit trop facilement confondu avec le procès et le pénal ? Enfin comment monter les simulations de procès pour familiariser avec les outils du droit sans les trivialiser?

Les compétences développées dans ce projet street law à Champigny sur Marne sont la capacité à travailler avec des acteurs pluriels (Association, Enseignants et élèves de collèges); la mise en forme d’information adaptée à de jeunes publics; la capacité d’animation de séances d’information avec les jeunes (éducation populaire, le traitement de données quantitative et qualitative; l’analyse et la rédaction de rapport critique sur l’expérience menée.

Ce projet clinique, sans être « labelisé » street law, a déjà été mis en œuvre et mérite donc dans cette description que l’on relève les premières réactions positives des intéressés eux-mêmes élèves, professeurs). Dans une perspective de prise en compte des attentes des personnes, chère à street law, les extraits choisis des réactions, les narrations des collégiens montrent en tout cas la réceptivité des jeunes à ces présentations vivantes du droit: selon Maëva, en 4ème Collège Gallois Sevran, « depuis le début, j’ai tout aimé : savoir comment juger quelqu’un dans le monde de la justice ». Selon Sunry, 4ème Collège Gallois Sevran, « j’ai aimé le fait de juger les gens, de jouer les rôles ». Selon Mathilde, 4 ème Collège La Pléiade Sevran, « j’ai beaucoup aimé le fait de se mettre dans la peau d’un avocat, assesseur, président… J’ai aussi adoré aller au Tribunal de Grande Instance de Bobigny ». Selon Julie, professeur de français au collège Gallois Sevran, « ce projet a permis à une classe qui n’était jusque-là pas très motivée face au travail de se donner un objectif commun. J’ai été très heureuse d’observer leur implication dans ce projet et leur fierté après la représentation du procès. Enfin, les élèves ont pu découvrir le système judiciaire français, d’autant plus que cette classe accueille plusieurs élèves nouvellement arrivés en France ». On relève les remarques relatives à l’impact des mises en situation sur la sensibilisation au droit et le rôle du projet comme facteur de cohésion sociale.

Il faudra faire un bilan des réactions après la première participation des étudiants de l’Ecole de droit de Sciences Po l’an prochain.

Street law à Saint Ouen

Le projet éclairé par le responsable Diversité du programme CEP à Sciences Po26 qui concerne le collège universitaire27 explique le choix de Saint Ouen déjà engagé territorialement sur l’égalité des chances à l’école dans un de ses lycées. Mais le programme street law ne part pas pour l’instant de ce programme d’entrée à Sciences Po mais se justifient du fait qu’il y ait déjà un aiguillage de personnes très ancrées dans cette ville toute leur vie, engagées soit sur le plan de la vie de quartier de la vie politique, associative ou municipale.

Il nous a été d’abord demandé de s’intéresser, pour les ateliers de formation, au-delà des jeunes, public souvent cible par street law à l’étranger28, aux mères de famille d’origine étrangère isolées à la tête souvent de familles monoparentales. En effet, elles s’occupent à la fois aux jeunes et à la génération des retraités plus âgés (parents « génération sandwich »). Les femmes apparaissent jouer le rôle de courroie de transmission entre la génération des anciens et les jeunes en raison d’une demande d’un responsable d’associations et le responsable Diversité qui estiment que c’est une entrée démographique et territoriale clé.

Dans un second temps, des entretiens menés au printemps de 2017 avec des responsables municipaux et des responsables de quartier par une autre étudiante de l’école de droit29 et moi-même confirment les non recours au droit et la spécificité de certains profils particulièrement en difficulté dans les quartiers. Selon une responsable municipale en charge de l’accueil, les personnes ne savent pas vraiment faire la démarche pour connaître leurs droits quand ils sont très éloignés de la vie sociale tout court et qu’ils sont « gênés » de faire une démarche pour se faire accompagner par des structures sociales déjà en place (la question de l’accès au droit et la dignité des usagers du droit à prendre en compte). Les problèmes juridiques sont très diversifiés et concernent aussi les démarches administratives simples. Selon un responsable d’une association de quartier, il existe des espaces dans les immeubles adaptés pour faire ces formations et les élus locaux ne fournissent pas de réponses concrètes à de multiples demandes simples sur le droit au logement et des conditions de vie à la hauteur des prestations à fournir dans des immeubles locatifs.

A Saint Ouen, les intérêts de cette clinique street law pour l’ouverture des étudiants sont multiples. Le premier intérêt est le lieu de formation : pour l’été et la demie saison, un parc existe entre les quartiers défavorisés et plus huppés (nouveaux quartiers). Le deuxième intérêt du programme clinique à ce stade a été l’étude de terrain. La confection en 2017 par une étudiante de Sciences Po, déjà mentionnée d’un questionnaire pour mener des entretiens auprès de femmes clés des quartiers défavorisés a permis de cibler les besoins en droit, les attentes ou incompréhensions et la perception du droit par ces populations afin de monter un module d’apprentissage pour la rentrée d’automne 2017, notamment dans quelques matières de fond du droit privé : introduction aux sources et acteurs du droit, droit du travail et prestations sociales, et quelques modules en droit des contrat ou en droit du logement.

Le troisième intérêt et contenu du programme street law à Saint Ouen consistera à la rentrée de rencontre/ateliers une fois par semaine avec des femmes d’origine étrangère et leur famille (plus âgés ou jeunes). Il s’agira de réunions dans le parc ou dans les salles des associations d’immeubles pour animer des ateliers. Pour l’instant, il n’y aura des simulations de procès que pour les jeunes. La théâtralisation du droit peut s’avérer moins adaptée pour la population des femmes d’origine étrangère qui culturellement parfois ne se mettent pas en avant d’emblée, d’après les responsables associatifs. Ces femmes seront familiarisées progressivement avec le droit de façon ludique à partir de discussions sur des cas réels ou supposés et d’exemples précis de vocabulaire et de raisonnement. Cela permettra un travail sur le langage du droit (jeux), les usages contextuels du droit (voisinage, famille, travail, biens et services de consommation), les supports, ressources juridiques de base (code, site légifrance, décision de tribunal), l’architecture/les schémas de base du droit, sa mobilisation et les procédures simplifiées (schémas) avec une cartographie sur white board des acteurs stratégiques locaux et nationaux. Un travail véritable de traduction pour certains peut avoir lieu par la suite à l’aide des jeunes des mêmes familles, valorisant par la même leur contribution. Le quatrième intérêt du projet à Saint Ouen sera à plus long terme le montage de quelques kits questions/réponses pérennes développés avec les personnes qui ont suivi les formations (même à terme application pour le téléphone)30. La forme de l’interaction des ateliers peut être très originale. Il s’agit de l’élaboration de quiz, des sketches qui seront organisés. Il s’agit de former des relais pour le droit, par ces femmes, qui vont s’approprier et se familiariser avec le droit, sans avoir autant d’appréhension ou de blocage. Cette initiative ne peut se faire, semble-t-il, sans un lien avec les structures qui travaillent déjà localement sur l’accès au droit comme le point d’accès au droit de Saint Ouen, déjà contacté lors du projet de faisabilité de 2016. Cela évitera le risque de concurrence des étudiants avec le travail d’accès au droit déjà entrepris par le réseau local indispensable.

Mise en perspective finale pour les étudiants en guise de conclusion

Pour les étudiants de Sciences po en droit économique, quels défis futurs du programme de street law? Le montage des modules supposera de partir des attentes et la réelle découverte des difficultés sans être dans la précipitation de résoudre un litige ou la prétention de donner un conseil. Il faudra plutôt transmettre un savoir (acte citoyen par excellence). Une forte écoute des étudiants est nécessaire. Ce programme constituera aussi un défi de monter les modules pour que le droit lui-même soit accessible et saisissable malgré les disparités de niveau d’éducation de la population : le droit est par essence complexe. Les étudiants devront développer un talent pédagogique, une créativité, favoriser les échanges, valoriser l’intuition par des exercices par un raisonnement inductif, développer des codes de respect de l’autre, des techniques de mises en situation. Les étudiants devront assurer le montage d’une boite à outils qui peut servir dans le temps. Il devra être suffisamment opérationnel et mis à jour avec des procédures, des étapes à suivre et des contacts pour que les personnes de Saint Ouen puissent gagner en autonomie face aux questions de droit récurrentes en dehors des simulations. Le défi pour les étudiants est de persuader les personnes formées que le droit peut leur appartenir un peu comme citoyen. C’est un travail psychologique et juridique de persuasion qui peut amener aux étudiants la conviction que chaque citoyen a un potentiel et leur permettre d’être convaincus qu’ils peuvent se faire confiance, même en situation précaire. Cette question oblige les étudiants à changer leur regard, leurs préjugés et leur démarche future comme expert du droit pouvant partager leur savoir. La dynamique à impulser n’est pas si éloignée de celle du droit plus collaboratif très en vogue aujourd’hui chez les avocats : une mise en œuvre du droit qui cherche à responsabiliser davantage les parties vers une solution à l’amiable en dehors du contentieux.31 Le juriste de l’avenir ne fait plus seulement un travail d’expert qui perpétue une vision d’assistanat, unilatéral, peu propice au respect des clients quel que soit leur niveau social.

Bref, le défi principal de street law pour les étudiants d’une école comme Sciences Po qui se donne souvent pour mission de former l’élite est de réussir à décaler leur vision du droit: au-delà de la fonction professionnelle légitimante de juriste à laquelle ils aspirent tous plus ou moins en cercle fermé32, comment le rôle d’éducateur du droit peut rendre cette matière plus vivante en offrant un autre sens, celui d’une appropriation personnelle du droit comme outil de cohésion sociale pour tous par des efforts d’autonomisation des individus/habitants ? Comment sensibiliser les étudiants au droit comme capital social où chaque citoyen quel que soit son âge et son sexe a droit de le connaitre un minimum, le mobiliser à sa façon, sans nier l’expertise nécessaire des professionnels du droit ? Comment pouvoir minimiser les peurs et les malentendus des citoyens face aux actes juridiques, aux acteurs juridiques et judiciaires, permettre de démystifier les craintes partagées par certains justiciables sur le droit vu comme répressif et dévoiler la force de son application ordinaire ?

J’achève cet exposé avec une citation de Victor Hugo qui peut illustrer certains enjeux de street law sur les usages pratiques et critiques du droit: « le droit et la loi, telles sont les deux forces : de leur accord naît l’ordre, de leur antagonisme naissent les catastrophes ».

Notes

  1. Dirigée par Jérémy Perelman, V. J. Perelman, « Penser la pratique, théoriser le droit en action : des cliniques et des nouvelles frontières épistémologiques du droit », Rev. Interdisciplinaire d’études juridiques, 2014 n°2, p. 133.
  2. Dont le programme relatif aux droits de l’homme (HEDG) et consacré aux entreprises (RISE) V. le site de la clinique : http://www.sciencespo.fr/ecole-de-droit/fr/content/la-clinique
  3. Dont j’assure la supervision.
  4. V. lien pour les programmes du Défenseur et du CDAD : http://www.sciencespo.fr/ecole-de-droit/fr/content/programme-acces-au-droit
  5. Site de street law : http://streetlaw.org/en/about et E. Macdowell, « Law on the street : Legal narrative and the street law classroom », Rutgers Race and Law Review, vol. 9, 2008, p. 285.
  6. V. Kami Haeri, L’avenir de la profession d’avocat, Rapport pour le Ministère de la Justice, Fév. 2017 [http://www.justice.gouv.fr/publication/rapport_kami_haeri.pdf].
  7. Rapport d’activité du Défenseur des droits de 2016 paru en 2017 ; https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/raa-2016-num-20.02.2017.pdf, p. 3
  8. V. le magnifique film de Ken Loach « I, Daniel Blake » qui explique la tournure tragique que peut provoquer notamment cet isolement numérique
  9. M. Foucault avait envisagé cette dynamique qui illustre les rapports de pouvoir en droit dans un autre espace, V. notamment Surveiller et punir, Naissance d’une prison, Gallimard 1975.
  10. V. R. Descoings, De la Courneuve à Shanghai, Presses de Sciences Po, 2007
  11. Rapport Défenseur précité
  12. V. le programme avec le pôle Emploi privé, public qui travaille sur les Discriminations du Défenseur
  13. M. Mercat-Bruns, Discrimination at work : Comparing European, French and American law, UC Press, 2016, en accès libre, https://www.luminosoa.org/site/books/10.1525/luminos.11/
  14. Rapport Défenseur précité
  15. Loi qui rajoute le critère du lieu de résidence comme critère de discrimination : loi n° 2014-173 du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine
  16. Loi n°2017-86 relative à l’Egalité et à la Citoyenneté du 27 janvier 2017
  17. Rapport Défenseur, précité
  18. V. infra la description du projet en II
  19. S. Fischesser, C. Drira, « Sur le projet de faisabilité de la clinique street law », 2016, p. 1-2
  20. Comme le dit C. Jamin, il ne s’agit pas de substituer les étudiants aux praticiens déjà sur le terrain juridique à Saint Ouen, C. Jamin, « Cliniques juridiques : un plan national ? », Dalloz, 2017, p. 753.
  21. Kimberlé Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory, and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, 1989, pp. 139-67.
  22. V. projet de street law à DC : http://www.law.georgetown.edu/academics/academic-programs/clinical-programs/our-clinics/street-law-program/
  23. Cette description est reprise de la présentation de la tutrice future du programme Choralyne Dumesnil
  24. Référence à la fiche d’action élaborée par Choralyne Dumesnil
  25. V. fiche d’action, précitée
  26. Hakim Hallouch, résident de longue date à Saint Ouen et ancien conseiller municipal
  27. V. site du programme CEP : http://www.sciencespo.fr/admissions/fr/conventions-education-prioritaire
  28. V. le programme pédagogique de street law pour les jeunes : http://streetlaw.org/en/Page/66/Youth_Courts_Lesson_Plans
  29. Deirdre Jones, Master droit économique
  30. Certaines cliniques à l’étranger ont déjà élaborées des guides assez sophistiqués, axées cependant pour certaines populations (migrants, LGBT), Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables – Faculté de droit de l’Université de Genève : http://www.unige.ch
  31. V. M. Mercat-Bruns, « Anti-discrimination law in employment and collaborative law : transatlantic perspectives », Hommage à C. Kessedjan, Bruylant, 2018 (à paraître)
  32. V. L. Fontaine, Qu’est-ce qu’un « grand » juriste, Lextenso, 2013.