Revue Cliniques Juridiques > Volume 3 - 2019

Discours prononcé lors de l’inauguration de l’Institut d’enseignement pratique le 16 mai 1924

Hector Lafaille, « Discurso pronunciado en la inauguración del Instituto de enseñanza práctica el 16 de mayo de 1924 », Revista de la Facultad de Derecho y Ciencias Sociales, vol. 3, 1924, pp. 495 v ss. [Traduction par Jonathan Sorriaux]

Messieurs,

Dans l’enceinte austère de ce Palais1, champ immense d’expérimentation et d’étude, la Faculté de droit a voulu fonder ce cabinet de consultation comme le premier jalon de l’enseignement pratique.

Plus encore ici qu’ailleurs, l’œuvre universitaire se trouve dans son milieu naturel. Les problèmes juridiques ne se présentent pas à celui qui les observe comme étant déjà disséqués, comme des préparations anatomiques. Pour des raisons logiques ou didactiques, Le professeur ou le légiste pourront les poser ainsi, et non réellement, comme dit Capitant, l’union intime du fait et du droit est ce qui rend si difficile la tâche du juge.

Les hommes de lois collaborent aussi assidûment dans la tâche ingrate d’épuration du métal pour les libérer de ses scories, dont leur organe représentatif -cet Ordre- nous témoigne de son enthousiasme et de sa grande hospitalité. La présence des fonctionnaires du Ministère de la Justice et l’appui important de la Cours Suprême démontrent que la Faculté a une grande mission à accomplir au sein de cette maison de la Justice et qu’il est désormais temps de la commencer sans lésiner sur les efforts.

Si la maîtrise s’atteint après une longue pratique, il faut commencer dès le plus jeune âge à apprendre à raisonner jusqu’à pouvoir discerner parmi les circonstances l’action à mettre en place et le nœud qui concentre la difficulté.

Nul ne confond plus le droit avec la loi écrite, ni n’oublie que, tout comme la science pure, l’art de traduire le précepte doit être appris. Mais il ne suffit pas de le répéter, même en y ajoutant le mécanisme des méthodes et certaines règles d’herméneutique. En faisant cela et avec des exemples illustratifs, rien ou presque ne s’obtient : un art est, forcément, expérimental, et ne s’acquiert qu’avec la pratique.

Il faut, donc, créer l’atelier d’ajustement et d’adaptation, comme un outil indispensable de l’enseignement. Le débutant y verra, de ses propres yeux, que le droit ne se produit pas « en séries », selon la formule de Lambert, qui pour être efficace, la norme brute doit « s’humaniser » et revenir sur terre ; que la majeure partie des « cas » n’a pas de solution préétablie dans les codes ; que le juriste praticien passe sa vie à élaborer des remèdes pour des maux toujours nouveaux et imprévisibles. Il concevra alors, notre profession comme quelque chose de beaucoup moins simple et idéologique, mais infiniment plus intéressante et digne de passionner les esprits.

Il aura perdu ses meilleures années, si en obtenant son diplôme, il n’a pas compris cette leçon fondamentale et inspirante…

De nos jours, l’immense majorité des anciens étudiants est loin d’avoir cet esprit si équilibré. Excepté le petit nombre qui a fréquenté avec persévérance les services ou les cabinets de bons avocats, les autres ont ingurgité toutes leurs connaissances dans les livres, en classe ou en séminaire.

Le contraste est brutal quand on passe d’un environnement si calme à l’agitation quotidienne des prétoires et au redoutable passe d’arme autour d’un dossier. La réalité se présente d’un coup, sous ses aspects les moins attractifs : le triomphe facile de la stratégie subtile contre la vérité mal défendue, le choc des appétits et des intérêts qui aiguise l’entendement et déforme la morale.

Rapidement, Après les premières consultations ex abrupto, quand ses tentatives de réponses au dépend du public le convainquent de son inefficacité, il est dominé par le découragement.

Il se réfugie dans le monde serein des « catégories », où il n’y a ni lutte ni douleur ; où il se résigne à un empirisme lucratif, à base de recours basochiens et de citations de jurisprudence.

C’est ainsi que se termine plus d’une vocation de jeunesse, c’est ainsi que naufragent beaucoup d’hommes de qualité.

Ceux qui restent, comprennent que la théorie et la pratique se complètent, qu’il serait absurde de se réfugier dans l’une pour dévaloriser l’autre, quand le jeu de l’harmonie des deux constitue la perfection. Alors, laborieusement, ils prennent conscience de leur formation, ils comblent les manquements de leur préparation universitaire, et forment le groupe de professionnels qui honorent notre barreau ou ils sont les juges qui font la bonne réputation de la magistrature argentine.

Ainsi, ce n’est pas seulement le peuple, mais aussi les intellectuels qui en sont arrivés à croire qu’entre la Faculté et la « maison de la justice » il existe une antinomie irréductible ; qui raisonnent très distinctement, parlent des langues différentes et un tel constat se contemple avec la résignation propre de celui qui est atteint d’un mal sans remède.

Ça ne peut ni doit être ainsi. Nous devons à tout prix empêcher que l’absence de contact soit à l’origine de l’incompréhension, et de divergences radicales. Nous devons nous féliciter quand certains juges ou d’illustres membres du barreau embrassent l’enseignement et nous apportent leur talent et leur expérience de la vie quotidienne. Je suis de ceux qui pensent que tout professeur doit faire son « internat » pour apporter à ses disciples du matériau vivant et d’actualité. C’est un correctif efficace contre le droit théorique et dogmatique qui a tant de conséquences néfastes sur les lois et leur application.

Mais j’insiste que le point de départ doit être l’étudiant lui-même. Progressivement, il faut le familiariser avec le « cas » ; tout d’abord, à travers le rapport d’un juge ou d’un jugement ; ensuite, directement, pour obtenir un avis personnel de son traitement avec le « malade ». Sans prétendre à ce qu’il réussisse à vaincre les difficultés du diagnostic, elles ne lui seront plus nouvelles quand il quittera les salles de cours, et qu’il se retrouvera dans des conditions analogues à celles de ses collègues de médecine. La différence entre les deux sciences n’est pas si importante pour pouvoir exclure complétement de l’une la méthode universellement acceptée par l’autre. Même en mathématiques on applique avec succès la méthode des travaux « pratiques », problèmes et exercices, qui se posent et se résolvent durant des cours spécifiques.

Pour les disciplines juridiques, l’idée n’est pas totalement nouvelle, bien qu’elle n’ait peut-être jamais été mise totalement en exécution. Il ne s’agit en effet pas de l’auditorium romain, que mentionnent les auteurs classiques, ni des diputationes médiévales, tant en vogue dans les écoles.  Dans l’un, le débutant était passif et dans les autres, il développait spécifiquement l’art de la dialectique, plus que les thèmes du droit.

Nos vieux avocats ont fait leur apprentissage dans des cabinets, où l’ « institut théorico-pratique », à la façon du stage 2 français, adopté avec des variantes dans presque tous les pays européens. Bien qu’il soit établi, que depuis toujours, on se soit préoccupé de la formation de bons juristes dans le pays, le processus a dégénéré, parce que, pour qu’elle aboutisse, il faut recevoir un enseignement avant d’obtenir son diplôme et se soumettre au contrôle de l’autorité universitaire.

Parfois, mais à petite échelle, certains enseignants ont suivi cette voie salutaire en organisant des procès et des instances en classe. Ils ont beau aborder le mécanisme judiciaire et non les questions de fond, et bien que de telles fictions n’aient ni le relief ni l’intérêt de la réalité, ils gardent une certaine similitude avec notre consultation.

Il convient de faire la même remarque par rapport à la méthode préconisée par Ihering en 1847, quand il présentait à ses disciples une série d’exemples tirés de la réalité juridique. Dans différentes universités allemandes cela a toujours cours, mais c’est principalement aux États-Unis, surtout Harvard et Columbia, le centre du système connu comme Select Cases, qu’est poussé à l’extrême le fait de remplacer presque entièrement la préparation doctrinale.

Jusque dans l’Union, des protestations se sont élevées contre cet excès, comme ce fut le cas en Angleterre et en Australie, où aucune préférence n’a été admise et où l’on tache dispenser l’enseignement théorico-pratique de façon simultanée.

Dans les pays latins, où un tel enracinement a conduit à la codification, il s’est heurté à des résistances majeures. On peut aisément affirmer que les premiers pas viennent à peine d’être faits. Cependant, les « salles de travail » déjà mises en place dans plusieurs facultés françaises (particulièrement, en droit civil) et l’importante publication de Capitant et Lambert en ce début d’année, révèlent que l’idée progresse dans les faits ; quant à l’Italie, rien de concret n’a abouti ; les travaux de Gianturco, de Fadda et de Cogliolo représentent une précieuse contribution à ce chapitre fondamental de la pédagogie supérieure. L’intervention prononcée par ce dernier, à l’Université de Gênes, fixait dès 1849 un cap très précis pour ce type d’institut.

L’ordonnance de 1922, que nous mettons aujourd’hui en application, introduit, pour sa part, plusieurs innovations qui améliorent le plan tracé par tant d’éminents précurseurs. Premièrement, la « consultation », qui donne son nom à l’organisme permet une connaissance plus immédiate et efficace du droit vivant. Deuxièmement, la progression didactique à partir de l’exemple écrit et du résumé des problèmes jusqu’à l’assistance directe au cours de laquelle le praticien interroge et ausculte, sous le regard et sous la direction du professeur : clinique, autant que séminaire.

Les avantages que nous souhaitons atteindre ont été en partie exposés et peuvent se synthétiser en quelques mots.

  1. La connaissance de la vie juridique et de ses conflits, que l’on ne peut pas acquérir par d’autres moyens, en dehors de l’observation. Ici, c’est l’étudiant lui-même qui la réalise, accompagné, mais non substitué par le professeur;
  2. Rendre plus accessible l’enseignement théorique, grâce à l’apport d’éléments très utiles pour le cursus ou parce qu’un vrai « sujet » se grave profondément dans la mémoire et fixe mieux le principe que cent lectures ;
  3. La notion intégrale du droit, qui ne peut jamais être parfaite, quand celui-ci est envisagé sous un seul de ses aspects.
  4. Former l’intelligence et l’homme avec l’environnement dans lequel le futur diplômé doit accomplir sa mission de juger ou de défendre ;
  5. L’éthique professionnelle, le langage du droit, le style propre des écritures et des jugements -et enfin la pratique juridique- ont tous leur place naturelle dans notre laboratoire et permettent de compenser un manque des programmes actuels ;
  6. Le classement de la jurisprudence, de même que celui des consultations orales ou écrites et des autres éléments d’étude qui sont recueillis ;
  7. Le bénéfice général qui découle d’une meilleure compétence des diplômés, de services gratuits et permanents et de l’ensemble des informations pour les juristes et les spécialistes.

Avec ces propositions, nous posons aujourd’hui la pierre angulaire d’un édifice que nous espérons grand. Quand nous avons transposé à la sphère du droit les méthodes des sciences biologiques, nous avons rêvé pour demain à notre « Hôpital de Cliniques », vaste hôpital avec des spécialistes, des praticiens, des salles et des malades… C’est là que les nouvelles générations pourront s’éduquer grâce à des visions plus ouvertes et des méthodes plus parfaites… Malgré la distance qui nous sépare de cet idéal séduisant, la prudence nous impose de dessiner les fondations avant d’entreprendre ce travail.

Nous avons confiance que la graine que nous plantons aujourd’hui dans la terre germera et donnera son fruit sous des auspices favorables. Les professeurs et les étudiants ont applaudi le projet, qui a réuni les suffrages unanimes du Conseil d’administration. L’Ordre des avocats, après nous avoir confié sa propre consultation, nous laisse l’usage de son salon et de sa bibliothèque bien fournie. Une coopération si généreuse a permis que nous nous installions immédiatement, dans l’attente d’agrandir le local aménagé par la Cour Suprême, dont le  haut le patronage est notre meilleur soutien au sein de cette maison.

Nous nous sommes adressés aux magistrats et au grand public afin d’obtenir leur soutien, véritablement indispensable pour le succès de notre idée, qu’ils ont accepté d’encourager avec tout leur prestige. Nous leur serons reconnaissants de nous envoyer des « cas » qui se prêtent à l’étude et au commentaire ; des facilités dans l’obtention de copie conforme des dossiers ou des jugements et surtout, de leur présence dans ce local tant pour les « conversations » que nous devons instruire, dans le but d’améliorer le service et l’organisation de la consultation.

Messieurs,

Tout le droit n’est pas dans les livres. Face à la lettre immuable qu’ils commentent, ou au principe inanimé qu’ils développent, surgissent les relations entre les hommes, la vie elle-même, qui est passion et mouvement. L’université ne doit pas être une tour d’ivoire, où ni les échos du combat, ni les gémissements des blessés n’arrivent jamais. Que cette œuvre projette dans les salles de cours de nouveaux rayons de lumière, qu’elle efface les préjugés, qu’elle forme des juristes prudents et experts ; qu’ainsi elle contribue aussi au bonheur des hommes et au royaume de la justice !

Notes

  1. NDLR : Le discours est prononcé par Hector Lafaille au sein du Palais de justice de Buenos Aires, Argentine
  2. NDT : En français dans le texte