Revue Cliniques Juridiques > Volume 3 - 2019

Cliniques juridiques (1900)

Georg Frommhold, « Juristische Kliniken », Deutsche Juristen-Zeitung, vol. 5, 1900, pp. 448-449 [Traduction par Juliette Lecame, révision par Nesa Zimmerman]

Lorsque je présente dans le cadre de cette entreprise une nouvelle proposition pour compléter l’enseignement du droit à l’université en vue de l’examen professionnel, je n’ai aujourd’hui plus à craindre le curieux malentendu sur lequel notre collègue Gneist1 pensait mettre en garde ses pairs lors du quatrième Séminaire des Juristes Allemands (1864, Audiences V.II, p. 180), à l’occasion du débat sur les réformes des études juridiques, en les priant d’éviter le mot « Clinique » parce que cela donnerait l’impression « de faire de la jurisprudence une maladie chronique ». Certainement une justification étrangement incorrecte qui aurait dû provoquer stupeur plutôt qu’hilarité ! Depuis, en tout cas, l’expression « Clinique juridique » a acquis une résonance nouvelle, grâce à un homme comme Adolf Stölzel qui a si bien mérité dans l’enseignement du droit, et on a coutume d’y associer une représentation tout à fait précise : l’enseignement basé sur des affaires juridiques fictives ou empruntées à la pratique, et intégrant en règle générale la participation active des étudiants. Je ne prétends cependant pas avoir choisi cette expression en ce sens, du moins pas exclusivement : ce mot prend une signification de plus grande portée lorsque nous nous référons à des institutions du même genre dans l’enseignement de la médecine à titre comparatif. Que nous puissions tirer un profit considérable d’une telle comparaison de la jurisprudence et de la médecine, ce fait a été souligné à plusieurs reprises, par exemple encore récemment par Otto Fisher dans cette revue (1899, N° 17) ; pourtant, la signification des propositions « Fischer » est à chercher dans un autre domaine que celui qui est traité ici : pour l’enseignement du droit, même Fischer ne peut tirer que des avantages indirects de l’association de la théorie et de la pratique en la personne de l’enseignant de droit. Encore plus pertinente est la comparaison avec la science médicale en ce qui concerne la nature même de l’enseignement. La clinique médicale de Greifswald (l’hôpital universitaire) porte sur son fronton l’inscription : Aegrotis curandis, medicis instituendis2. Tout le monde reconnaît dans la clinique médicale un établissement où non seulement les étudiants de médecine reçoivent leur enseignement, mais où aussi les malades suivent, la plupart du temps gratuitement, leurs traitements thérapeutiques. Ainsi sont toujours associés dans la clinique médicale les deux objectifs d’enseignement et de soin.

Pour l’enseignement du droit, il résulte de cette considération que, de même que le jeune médecin apprend directement du corps malade de la personne qui demande de l’aide, de même il faut essayer de mettre l’apprenti juriste en relation directe avec la personne en quête de justice. Dès l’université, et pas seulement pendant la pratique qui suit les études théoriques lors du stage professionnel, le droit devrait lui être montré dans son état pathologique. L’idée d’une association de la théorie et de la pratique sous une telle forme est effectivement si pertinente que je me demande pourquoi, autant que je sache, elle n’a jamais trouvé place dans les multiples tentatives de réforme de l’enseignement du droit. De même que la clinique médicale exige certaines connaissances professionnelles préalables, la clinique juridique exigerait bien sûr une formation théorique préalable. Elle compléterait la formation juridique à l’université et serait un outil d’enseignement précieux pour les derniers semestres des études juridiques universitaires à côté des cours magistraux et autres exercices. Le progrès ou, pour ne pas être trop audacieux dans mes propos, la différence caractéristique avec les actuels travaux dirigés, lesquels ne s’en verraient absolument pas supprimés pour autant, consiste évidemment dans le fait que dans les exercices pratiques, séminaires, entretiens, tels que nous les connaissons aujourd’hui, l’enseignement s’articule régulièrement autour de cas qui, certes, sont empruntés à la pratique, mais se trouvent remaniés selon les besoins ou l’arbitraire de l’enseignant ou, quand bien même inchangés, n’en restent pas moins des constructions de l’esprit transmises par l’intermédiaire de l’enseignant à l’imagination de l’auditeur ; tandis que dans la vraie clinique juridique, le professeur comme l’étudiant se voient plongés dans le tourbillon de la vie juridique où se déroulent immédiatement devant eux les faits juridiques avec toutes les circonstances qui les accompagnent, en particuliers celles qui sont accessoires pour le jugement et dont l’épluchage se révèle si instructif : là l’imagination, la fiction, ici la réalité, la vie.

La vie est vraiment le meilleur maître d’apprentissage, qu’on lui fasse confiance aussi tôt que possible ! Mais la clinique ne servira pas seulement l’acquisition et l’approfondissement de connaissances juridiques mais sera aussi – et ce, à un degré supérieur aux cours habituels – une école d’application pratique des connaissances juridiques. De mon expérience pratique de stagiaire, je me rappelle encore très bien mon activité fructueuse pour l’acquisition et l’exploitation de connaissances juridiques (même si celle-ci ne fut malheureusement que trop brève) dans ce qu’on appelait le « Cabinet des Doléances », où tout requérant avait le droit de faire enregistrer sa plainte en bonne et due forme et de prendre conseil. Sur le modèle élargi et perfectionné d’un tel Cabinet de Doléances qui serait dirigé par un universitaire, la clinique juridique devrait permettre la transition vers une activité à responsabilité, consistant non pas à conseiller, mais à réglementer, juger et à faire de la médiation, à l’instar d’un juge et d’un fonctionnaire administratif. Et on ne saurait surestimer le bénéfice que le caractère de l’étudiant puisera au contact immédiat de la gravité de la vie ! Il n’est pas un hasard que l’examen de fin d’études vise à examiner – à juste titre – la maturité d’un homme ! Y est étroitement liée une autre signification importante que devrait acquérir une telle institution dans le domaine social: elle serait un progrès considérable sur la voie d’une meilleure accessibilité au droit pour les pauvres et moins fortunés, constituant donc un instrument important en vue de réformer l’assistance juridique. Des enquêtes menées dans ce dernier domaine, particulièrement l’étude de la Studentersamfundets Retshjaelp for Ubemidlede (Association universitaire pour l’octroi de l’aide juridique aux personnes défavorisées) de Copenhague au Danemark, dont l’efficacité est extrêmement salutaire, ainsi que des recherches sur l’activité des Bureaux du Peuple en Allemagne qui poursuivent des buts comparables m’ont inspiré l’idée d’une utilisation de ces institutions à la double fin d’assistance sociale et d’enseignement. Cela irait de pair avec la propagation des connaissances juridiques parmi les masses populaires, ce qui, surtout après l’introduction du nouveau Droit, est un but vivement recherché qu’on ne pourrait guère atteindre aussi facilement par une autre voie. De plus, la clinique juridique mettrait efficacement un terme aux affaires des avocaillons et des avocats populaires ; se mettant précisément au service de la pauvreté, non seulement elle ne nuirait pas aux cabinets d’avocats ni aux études de notaires mais encore elle déchargerait ceux-ci et les tribunaux tout autant d’un certain volume de travail stérile. Le fait qu’enfin le clinicien apprenne déjà plus tôt certaines choses de moindre importance, formalités et autres, qui plus tard pourraient détourner son attention de choses plus importantes, est un bénéfice supplémentaire qu’il obtient  sans le moindre effort de sa part. Bref, quantité d’avantages qui ne peuvent que susciter le vif désir de voir se réaliser une expérience dans cette direction.

En ce qui concerne la réalisation de ma proposition qui ne devrait pas être aussi difficile qu’elle n’y paraît à première vue, je ne veux ici faire ressortir que quelques points principaux qui ont de l’importance pour l’appréciation du projet dans son ensemble. Les futurs directeurs de ces cliniques ne devraient pas seulement avoir une expérience de la pratique et de l’enseignement universitaire et disposer de connaissances élargies dans les différents domaines du droit privé et public – y compris le fonctionnement de l’administration – (sous réserve d’une  spécialisation ultérieure des établissements), mais être aussi des hommes pleins de compréhension pour la détresse de la pauvreté et pleins de patience et de dévouement dans leurs rapports avec le peuple. Leur activité ne devrait pas être trop limitée par des obligations universitaires supplémentaires, et encore moins devraient-ils exercer des fonctions de juge ou d’avocat à titre d’activité accessoire. Car le travail que devront assumer ces cliniques sera bientôt énorme : à Copenhague, pour le seul exercice 1897/98, ce sont bien 22043 demandes orales d’aide juridique qui ont été reçues et traitées par l’Association d’Aide Juridique ; de la même façon en Allemagne le nombre de personnes qui recourent aux Bureaux du Peuple croît chaque année ; c’est ainsi qu’à Essen par exemple en 1893 on dut donner pas moins de 11071 informations (en 1892 : 7845) et rédiger 1986 mémoires (en 1892 : 1429). Rien que de cela il s’ensuit que seul l’État, lequel ne peut indéfiniment dans le présent et le futur se fermer à une réforme de grande envergure de l’aide sociale, est en mesure de créer une telle institution et de mettre à sa disposition les moyens nécessaires. En cela, ces cliniques se distingueraient considérablement des Bureaux du Peuple susnommés et d’institutions du même genre ; l’autorité de l’État, quant à elle, sous laquelle l’institution sera fondée et dirigée, ne pourrait indubitablement lui être qu’extrêmement profitable. L’organisation dans le détail pourra reproduire en de nombreux points certains statuts des institutions comparables existantes, en particulier le Bureau danois et son règlement afférent ; ainsi par exemple, pour ne prendre qu’un point parmi d’autres, les demandes d’aides financières de personnes privées devront être exclues des missions. Qu’il faille préserver le sérieux et la discrétion dans le traitement de toutes les affaires est une évidence qui n’a guère besoin d’être mentionnée. La clinique n’a pas à exercer de véritable activité judiciaire ou administrative – les organes constitutionnels sont là pour ça –, mais il serait bon d’envisager la question de savoir si on ne pouvait pas joindre sous certaines conditions des effets juridiques aux accords qui viendraient d’y être conclus. Du reste, les innombrables affaires d’aide juridique (rédaction d’actes d’accusation, de plaintes, de requêtes en tout genre, délivrance d’informations et de conseils, voir Code Civil § 676) nourriront en abondance l’enseignement d’une nouvelle matière digne d’intérêt. La direction assurée par un universitaire sera la meilleure protection contre le danger d’une formation artisanale, béotienne. Ce n’est pas ici le lieu pour déterminer l’organisation dans le détail : dans la mesure où il est question d’enseignement, c’est l’expérience, laquelle précisément ne peut être acquise que grâce à des essais pratiques, qui doit nous apprendre comment l’organiser de la façon la plus appropriée qui soit : on devrait vraisemblablement, dans un premier temps du moins, limiter le nombre de participants actifs (cliniciens) alors que celui des auditeurs pourra rester ouvert ; il serait également nécessaire de recourir ici et là à des assistants plus jeunes en soutien  de l’enseignant en charge de la clinique ; la fréquentation de la clinique devrait être obligatoire et constituer un impératif indispensable à l’inscription à l’examen de fin d’étude. Le traitement des affaires d’aide juridique en tant que tel se distinguera de celui des institutions précitées par le fait particulier qu’il ne faudra jamais perdre de vue le but pédagogique, ce qui fait que chaque cas devra faire l’objet d’un traitement le plus circonstancié et approfondi possible ; à partir de là, il ne sera pas rare, pour mener à bien l’étude rigoureuse d’un cas, de devoir fixer un délai qui permettra de traiter celui-ci : car ce qui compte ici normalement, ce n’est pas d’expédier rapidement celui qui vient chercher conseil, mais plutôt de l’informer en profondeur et de l’instruire correctement.

Notre époque connaît un regain d’intérêt pour la façon dont le droit est enseigné. On ne pourrait que se réjouir si, à cette occasion, la question de la construction de cliniques juridiques dans le sens qu’on lui connaît faisait également l’objet de discussions poussées et si les autorités centrales compétentes voulaient bien accepter d’engager un examen de cette question.

Notes

  1. NDLR : Rudolf von Gneist (1816-1895) était un juriste allemand, ancien élève de Friedrich Carl von Savigny, et professeur extraordinaire de droit romain à l’université de Berlin (1844-1895).
  2. NDLR : « Guérir les malades, former les médecins ».