Revue Cliniques Juridiques > Volume 3 - 2019

Approche générale de l’enseignement par l’expérience à l’université : l’action de deux cliniques juridiques de droits de l’Homme au Brésil

Comment et pourquoi formons-nous des avocats ? De quelles compétences ont-ils besoin après avoir obtenu leur diplôme ? Quelles sont les habilités nécessaires à la formation d’un avocat sensible à la cause des droits de l’homme ? En tant qu’enseignants, quelle est la trajectoire que nous envisageons à partir des disciplines enseignées tout au long du parcours universitaire ? Serait-il possible d’avoir une expérience académique et pratique du droit, capable de préparer les étudiants à la fois à leur travail dans des cabinets et à l’intervention efficace dans la réalité sociale du point de vue des droits de l’homme ?

À la lumière de ces questions, ce texte a un double objectif : celui de présenter, tout en le critiquant, l’enseignement juridique traditionnel au Brésil, et de décrire l’expérience de deux cliniques juridiques de droits de l’Homme au Brésil qui, par le biais de leur méthodologie et de leur action, s’en démarquent, offrant une formation innovante et engagée à l’égard de la justice sociale et des droits de l’homme.

Notre observation portera donc sur l’expérience de la Clinique de droits de l’homme Luiz Gama (CDHLG) de la faculté de droit de l’Université de São Paulo (USP), et de la Clinique de droits de l’homme de l’Université fédérale de Minas Gerais (CdH-UFMG), dont les actions se situent dans la ville de Belo Horizonte. Les questions évoquées plus haut, et explorées dans le présent travail, semblent traverser l’expérience des enseignants et des étudiants qui cherchent ces cliniques comme un espace d’action et de formation alternatif à l’enseignement juridique traditionnel. Loin d’être universalisables, ces deux expériences illustrent la manière dont l’idée d’une human rights clinic1 a été appropriée et expérimentée dans le contexte brésilien en général, et dans ces deux Etats fédérés, en particulier.

Cet article sera développé en trois parties, dans lesquelles nous présenterons les principales caractéristiques de l’enseignement juridique au Brésil (I), ainsi que quelques initiatives visant son inflexion, dans lesquelles s’inscrivent les cliniques juridiques (II). Par la suite, il sera question d’introduire l’expérience des deux cliniques en question, à partir d’une action qui leur est transversale, c´est à dire la lutte contre la séparation des enfants de leurs familles par le pouvoir judiciaire brésilien (III). Nous souhaitons ainsi faire connaître la manière par laquelle les équipes cherchent à intervenir dans la réalité sociale brésilienne, aussi bien que relever les défis de la pratique clinique et les habilités développées par les étudiants afin d’y faire face.

I. « Je n’aime pas étudier le droit »

Généralement, les étudiants qui choisissent les cliniques sont ceux qui affirment être découragés de suivre la formation juridique, puisqu’ils ne voient pas de sens dans les cours auxquels ils assistent2. Cette difficulté à trouver du sens aux cours de droit peut être liée à de nombreux aspects considérés comme transversaux aux pratiques pédagogiques en géneral, et à l’enseignement juridique en particulier.

Selon Paulo Freire3, l’éducation en classe est basée sur une pédagogie “bancaire”, ce qui suppose que l’étudiant est un “objet” plutôt qu’un “sujet” de la connaissance, ayant besoin d’en accumuler, comme s’il était une banque auprès de laquelle on ferait un « virement » de connaissance, pour maîtriser une certaine technique. Parmi d’autres caractéristiques de ce que bell hooks4 appelle et décrit comme étant une pédagogie “engagée” ou “radicale”, la critique, le dialogue, le partage et la construction d’une communauté d’apprentissage seraient ainsi séparés de l’expérience académique du droit au Brésil.

Le fait d’avoir une expérience académique dissociée de la réalité sociale (ou encore éloignée des défis rencontrés dans la pratique professionnelle) engendre des réactions différentes chez les étudiants. Certains sont découragés de suivre leurs formations, d’autres commencent à rechercher d’autres expériences curriculaires afin de diversifier leurs parcours, d’autres finissent par accepter l’université comme étant un espace de formation seulement théorique et pratique.

Cette dissociation n’est donc pas sans effet dans la perte de sens qui se produit chez une bonne partie des étudiants. La difficulté d’intégration entre deux mondes radicalement différents – le monde de la réalité sociale au Brésil, un pays extrêmement inégalitaire, et le monde formel et normatif partagé dans les salles de cours de droit – place les étudiants dans des situations qui tournent à l’absurde.

Nous constatons que c’est régulièrement le cas d’enseigner un cours de droit constitutionnel et d’expliquer des concepts tels que « citoyenneté » et « dignité de la personne humaine », énoncés dans la Constitution de 1988, sans y mentionner la misère, la faim, le manque d’assainissement public ou encore le travail peu qualifié et peu rémunéré qui sévit parmi la majorité de la population.

La formation juridique se concentre ainsi surtout sur des contenus théoriques visant à préparer l’étudiant à réussir un concours, soit la magistrature ou le Ministère public, alors que des thèmes cruciaux à la compréhension et à l’action sur la réalité brésilienne sont largement laissés à côté.

En philosophe, Marcos Nobre afirmera, dans ce sens, qu’au Brésil il est devenu une coutume “d’apprendre aux étudiants que le monde est régulé par les manuels, et non le contraire5”. Dans un contexte ainsi donné, la discussion et la dispute autour du parcours de formation juridique signifie la remise en question d’une structure rigide qui hiérarchise les savoirs, en contrôlant ce qui (et comment) doit être enseigné.

La montée d’une « logique de concours »6 impose aux étudiants un projet de vie fondé sur l´ascension économique et le besoin de réussite dans les concours visant les carrières juridiques, dissociant la pratique juridique de son rôle social. Par exemple, Carmen Fullin7 (2014) a observé, lors d’une recherche empirique menée auprès d’étudiants dans un collège municipal de la région métropolitaine de São Paulo, que parmi les étudiants en première année les motivations pour commencer une formation en droit sont, dans l’ordre, la perspective d’entrer dans les grandes carrières juridiques au moyen d’un concours ; puis, en second, d’oeuvrer à la transformation de la réalité et la lutte contre les injustices sociales et, troisièmement, avoir une ascension économique. À la fin des études, pourtant, l’auteure indique que la plupart des étudiants sont divisés entre le désir de réussir une carrière juridique et l’ascension économique, la lutte pour la justice sociale étant réservée à un tout petit groupe d’étudiants.

Le processus social et pédagogique qui permet cette dissociation est un sujet qui mériterait des débats plus approfondis, cela dépasse néanmoins les limites de ce texte. Ce qui est important de souligner à présent c’est le lien entre telle dissociation et la quête d’autres expériences qui s’en démarquent, et cela surtout à partir d’une approche diversifiée du savoir juridique. Courtis8 (2010) indique que le choix des disciplines juridiques, loin d’être anodin, fait partie d’un programme “caché”, partagé par une partie de l’administration, qui privilégie l’enseignement du droit privé et patrimonial au détriment d’autres domaines. En ce sens, « bien qu’il ne soit pas indispensable de concevoir un cours clinique, les cliniques juridiques ont l’habitude d’innover thématiquement par rapport à l’orientation prédominante des facultés de droit »9.

Le contexte mondial, marqué par des avancées technologiques et des incertitudes, nous fait également avancer dans les réflexions sur le rôle de l’enseignement juridique. En se référant à l’enseignement d’une manière générale, Harari10 (2018) déclare que de nos jours nous ne savons pas exactement quoi enseigner aux étudiants. Pour l’auteur, l’enseignement dans le monde contemporain devrait tabler sur la capacité à travailler en groupe, le dynamisme, la créativité, l’horizontalité, le “protagonisme” et la recherche. Toutes ces caractéristiques sont chères à l’enseignement clinique.

Finalement, la transmission d’informations aux étudiants, telle qu’elle a lieu dans la plus grande partie des facultés de droit au Brésil, perd son sens et rend propice toute sorte d’évasion. C’est dans cet univers que la pratique clinique que nous cherchons à restituer est insérée.

II. L’action critique à l’université : un bref historique

De manière générale, l’application de la méthodologie clinique au sein des facultés de droit est née, au départ, de la perception que les étudiants ne pratiquaient pas suffisamment le droit, c’est-à-dire que la formation juridique se limitait souvent au domaine théorique et ne fournissait pas, au moment de l’obtention du diplôme, des mécanismes et des notions nécessaires à la pratique effective du droit dans la réalité concrète. La méthode clinique dans le champ juridique est donc née avec un objectif de transformation visant à compléter le modèle d’enseignement traditionnel, pour ne pas dire le transformer dans sa forme et contenu. Le texte inaugural de Jerome Frank “Why not a clinical lawyer school?”11 (1933) soulignait déjà certains des défis à la formation juridique.

En Amérique latine, l’arrivée de la méthode clinique vers les années 60 a été marquée par la constitution de cliniques principalement axées sur l’action dans la sphère sociale, abordant des sujets liés aux droits de l’homme et intrinsèquement associées à la réalité concrète et aux contradictions sociales latentes qui intègrent les sociétés latino américaines, comme l’ont déjà expliqué Brandão Lapa (2014)12 et Courtis (2010)13.

À partir des années 80 et 90, et surtout en réponse à la disciplinarisation et à la privatisation vécues pendant la période autoritaire, des mouvements importants vont émerger, modifiant le paysage non seulement de la formation juridique, mais également du fonctionnement des institutions judiciaires, en particulier les tribunaux. Au Brésil de la consolidation démocratique, le « mouvement critique du droit », par exemple – qui s’était répandu en France dans les années 1970 – était à l’origine de la réussite des initiatives de sensibilisation des enseignants, des étudiants, des juges, des avocats, à la tension entre la justice sociale et l’égalité formelle. Ce mouvement, inspiré par une orientation critique vis-à-vis du positivisme juridique, a tenté de développer un courant de pensée connu sous le nom de Nova Escola Jurídica Brasileira (Nouvelle école juridique brésilienne)14, dirigé entre autres par Roberto Lyra Filho et dont les interlocuteurs étaient des représentants du mouvement Critique français, tels que Michel Miaille et Jean-André Arnaud.

Insérées dans cet ordre d’idées, deux tendances marquantes à l’époque sont mentionnées : direito achado na rua15 (la loi “trouvée dans la rue”) et direito alternativo16 (le droit alternatif). La première, développée à l’Université de Brasilia, misait sur un projet de diffusion populaire de l’éducation juridique, tandis que la second, dirigée par des magistrats, prônait une appréciation de la fonction sociale des juges, en reformulant leur formation professionnelle et encourageant le recours aux principes généraux du droit en tant que fondements axiologiques de leurs jugements.

À la suite de ces expériences pionnières, d’autres ont suivi, établissant ce que l’on appellera plus tard des pratiques d’extension (extensão) universitaire, c’est-à-dire un processus culturel, éducatif et scientifique dynamique qui favorise la relation entre l’enseignement et la recherche, de manière indissociable, dans le but de rapprocher l’université et la société. Le principe de l’extension universitaire17 remplace la notion d’assistanat, qui a longtemps a été liée à la pratique « extra-muros » des universités, énoncée à l’article 207 et inscrite dans la loi sur les principes directeurs et les bases de l’éducation (loi 9.394/1996). Parmi ces normes, ce qui devrait régir l’extension des universités avec les partenaires, les associations et les communautés extérieures à l’université, c’est le principe de coopération, d’apprentissage mutuel et de partage des connaissances, favorisant la production de technologies sociales, culturelles, économiques, etc. adaptées à des contextes spécifiques. Au moins deux avantages se dessinent à l’horizon de ces pratiques : le premier tend à éviter l’isolement des universités par la coopération et le dialogue avec l’environnement social plus large ; le second évoque la possibilité d’une transformation sociale concertée entre des acteurs diversifiés, avec des contributions et des visions également plurielles de la réalité sociale.

Dans les années 2000, à la suite de l’extension universitaire, des initiatives ont également été élaborées au Brésil visant à critiquer l’enseignement et la formation juridiques supérieurs, à partir d’un mode d’action et de mobilisation réflexive, critique et participative.

Parmi ces expériences il faut souligner les cliniques juridiques de droits de l’homme, qui rempliraient, d’après Fernanda B. Lapa18, les caractéristiques suivantes :  a) l’engagement à l’égard de la justice sociale ; b) une méthodologie basée sur la participation des étudiants ; c) la réunion entre théorie et pratique ; d) l’interaction entre la recherche, l’enseignement et “l’extension” ; e) l’approche interdisciplinaire  f) un certain degré d’institutionnalisation et de reconnaissance à l’intérieur de l’université d’accueil et, finalement, g) le public composé d’étudiants de toutes les années universitaires.

S’il ne s’agit pas d’un ensemble d’éléments obligatoires à l’existence des cliniques juridiques, ces caractéristiques nous seront d’un secours certain pour que l’on puisse fixer le cadre méthodologique, principiologique et opérationnel dans lesquels nos activités se déroulent. Ainsi, par la suite, nous présenterons l’expérience de deux cliniques juridiques brésiliennes ainsi que leurs formes de procéder afin de développer chez les étudiants des compétences et des habilités les rendants capables d’agir dans le domaine des droits de l’homme. Pour illustrer cette façon de travailler nous allons évoquer l’expérience de ces cliniques avec un thème qui leur est transversal, c’est-à-dire les actions visant à empêcher la séparation précoce et arbitraire entre mères et enfants dans deux grands centres urbains au Brésil, São Paulo et Belo Horizonte.

III. Sous l’inspiration de Paulo Freire, le travail de la Clinique juridique Luiz Gama – São Paulo (CDHLG)

Stimulés par l’inefficacité de l’enseignement du droit encyclopédique et le manque d’interaction entre l’université publique et les environs du centre de São Paulo, la CDHLG de São Paulo a été créée avec la proposition d’offrir une formation essentielle en droits de l’homme et de rechercher de nouvelles méthodes et alternatives pédagogiques au programme officiel des facultés. Les critiques de l’éducation juridique traditionnelle, loin de constituer une particularité de l’enseignement clinique appliqué au droit, ont été abordées à partir de la lecture de Paulo Freire et de ses critiques de l’enseignement “bancaire” traditionnel, qui fait en sorte que l’étudiant reproduise des concepts sans les remettre en cause19.

Ainsi, en 2009, le thème du travail de la clinique a été choisi en raison du besoin de comprendre la situation – et d’oeuvrer à la transformer – des personnes sans logements qui vivaient sous le chapiteau de la faculté, sur la place São Francisco où elle se situe, et qui étaient la proie des dynamiques de dispersion et de « nettoyage » menées par l’administartion locale20.

Les premiers groupes ont alors commencé à s’organiser dans le but d’approfondir leurs connaissances en matière de pratique clinique et de les adapter aux objectifs de travail avec les personnes sans domicile fixe – groupes ayant une solide formation en droits de l’homme et le contact interdisciplinaire avec l’anthropologie, la sociologie et la science politique. La lecture de Paulo Freire est devenue obligatoire depuis les premières réunions, ainsi que les lectures préliminaires aux méthodologies de la recherche en sciences sociales. Tout au long de l’année de formation à la CDHLG, le groupe est invité à lire et à discuter une série de perspectives issues de son thème central : politiques publiques, législation, gestion des drogues, droit à la ville, logement.

Le groupe est financé depuis sa création par l’organisation de représentation étudiante Centre académique XI de Agosto. Ses activités peuvent être validées dans le parcours universitaire des étudiants, en tant que disciplines à part entière. Par ailleurs, il y a des appels à candidatures tous les semestres pour l’admission de nouveaux étudiants. Actuellement, le groupe est composé de deux coordinateurs, de deux assistants à la coordination et de huit étudiants stagiaires. Le groupe est principalement composé de femmes depuis 2015, année où il a commencé à mettre l’accent sur l’étude des problèmes liés aux femmes sans logement et vivant dans les rues.

Plus de dix ans après sa création, on peut parler d’une trajectoire d’enseignement, de culture et d’extension (« extensão »21) marquée par l’interdisciplinarité. Les différents groupes d’étudiants et d’étudiantes à la CDHLG ont proposé et mis en œuvre des projets d’éducation et de formation populaires, à l’instar d’un type d’écoute qualifiée de la population sans logement par le biais d’une Ouvidoria comunitária22, à partir de laquelle il a été possible d´évaluer, discuter et intervenir sur les politiques publiques visant ce groupe. Les activités les plus récentes ont commencé à intégrer le litige stratégique (strategic litigation) en son cœur et la CDHLG a collaboré avec le Défenseur public de l’État de São Paulo à la mise à jour des politiques publiques qui allaient être interrompues sans cette intervention23.

Actuellement, la Clinique de droits de l’Homme Luiz Gama met l’accent sur les femmes vivant dans les rues et sur le droit à la protection sociale et à l’exercice de la maternité. Le thème est le résultat de la perception, au sein de la Clinique, des divers problèmes rencontrés pendant la gestation et des difficultés d’entretien des mères souhaitant garder leurs bébés, et d’un système judiciaire particulièrement actif dans la séparation des familles et des enfants, et pas dans leur prise en charge et protection. Ce thème, en parallèle, a été traité par la Clinique de droits de l’homme de l’UFMG, que nous allons présenter par la suite.

IV. La Clinique des droits de l’homme de l’UFMG (CdH-UFMG) à l’heure du litige stratégique

 La CdH-UFMG est née en 2013 à l’initiative d’un groupe d’étudiants intéressés par le droit international des droits de l’homme. Mécontents de la formation juridique traditionnelle qui leur était dispensée, ce groupe a proposé une nouvelle action au carrefour de deux projets jusqu’alors établis à la faculté de droit de l’Université fédérale du Minas Gerais : la Division d’aide et de consultation judiciaire (DAJ/UFMG) et le groupe d’études en droit international des droits de l’homme (GEDI-DH/UFMG). Ainsi a été formulée l’idée d’une clinique juridique, vouée à mettre en oeuvre un travail de support juridique à la population à bas revenus tout en y associant les paramètres internationaux en ce qui concerne les droits de l’homme.

La CdH-UFMG s’est ainsi structurée en tant que programme de recherche et d’action-extension, misant sur la promotion et défense des droits de l’homme, ainsi que sur la transformation de l’enseignement juridique et l’articulation entre l’université et la société. Le présupposé de départ de ce groupe était celui d’élargir les modes de prise en charge des problèmes juridiques, la seule résolution des conflits n’en étant qu’une des formes et ne remplaçant pas les perspectives de prévention et de réparation.

Lors de ses activités, la CdH-UFMG se sert d’une panoplie d’outils, telles que les stratégies juridiques (public interest litigation ; aide juridique ; advocacy ; consultation législative) et non juridiques (sensibilisation auprès des groupes ; formation dans des institutions ; recherche ; élaboration de politiques publiques et de rapports).

Interdisciplinaire, la CdH-UFMG compte actuellement une quinzaine de stagiaires issus d’horizons disciplinaires divers, parmi lesquels le droit, la psychologie, les sciences sociales et la communication. Le travail d’équipe est assuré par une coordinatrice, ainsi que par des directrices adjointes, et est basé sur la mobilisation du droit à partir de trois axes divers : les droits de la population LGBT ; les droits des personnes atteintes par des catastrophes environnementales ; et les droits sexuels et reproductifs. Dans cet article, nous nous concentrerons sur des actions menées au sein de ce dernier axe, mais un panorama détaillé de toutes les actions peut être trouvé dans un ensemble de publications24.

L’action de la CdH-UFMG est également fondée sur une logique de réseau et d’acteurs, dont l’importance de dialogue avec des partenaires tels que le Ministère public, le Barreau, las Defensorias Públicas25, des syndicats, des conseils et d’ordre professionnels, et d’autres cliniques juridiques. Dans la section suivante, il s’agira de restituer le travail sur un thème qui est aussi cher à la Clinique juridique Luiz Gama.

V. Le retrait forcé de nouveaux-nés : une réflexion collective 

En 2014, à Minas Gerais, le ministère public chargé de la défense des enfants et des adolescents dans l’État a publié les recommandations nº 5 et 6, qui ont ensuite été réitérées par un juge pour enfant de la Cour de justice (TJMG), par l’intermédiaire de l´arrêté nº3 – 201626. Cet arrêté, qui n’a été envoyé qu’aux maternités publiques, prévoyait que les professionnels de la santé et les établissements hospitaliers devraient communiquer au pouvoir judiciaire les cas de femmes enceintes dont les enfants seraient en danger, notamment face à des hypothèses d’addiction de la mère et de vie dans la rue (mères sans logement). Conformément à ces directives, les communications avec le pouvoir judiciaire se sont intensifiées, ce qui a accru l’accueil des nouveaux-nés dans des établissements prévus à cette fin (“abrigos”), révélant une pratique apparemment systématique27.

En réagissant à ces instruments, d’innombrables agences et institutions, dont la CdH-UFMG, ont publié des directives qui s’y opposaient, soulignant plusieurs aspects : la négligence du pouvoir judiciaire et du ministère public à l’égard des politiques publiques existantes à Belo Horizonte qui constituent un réseau consolidé de soins de base et de protection des femmes enceintes et des mères en situation de vulnérabilité ; la violation des prérogatives du Conseil pour enfants et adolescents (Conselho Tutelar) par le pouvoir judiciaire lui-même ; ainsi que d’innombrables irrégularités formelles et matérielles de la législation, telles que la violation du droit à la vie en famille, le secret professionnel, les garanties judiciaires à un procès équitable.

Ces mesures ont fait en sorte que les directives soient abrogées, bien que le retrait forcé des bébés à Belo Horizonte soit devenu une pratique institutionnelle ces dernières années. Ces informations ont été et continuent d’être confirmées à la fois par la mise en réseau et par la cartographie de cas individuels28.

Considérant que l’accueil institutionnel constitue, dans un premier temps, une violation du droit à la maternité et que le placement des enfants en institution, déterminé par le pouvoir judiciaire de manière disjointe des réseaux municipaux de santé et d’assistance sociale chargés de promouvoir et de renforcer les liens familiaux, viole également le droit de l’enfant à la vie en famille, il apparaît important d’interroger la légalité de cette forme de procéder. N’est-elle pas contraire à la Constitution et au droit international, puisqu’elle fait prévaloir un jugement moral d’après lequel les femmes échappent à un prétendu idéal d’Etat normalisé et homogénéisé en matière de santé de la maternité et de la famille ? Dans quelle mesure les profils socio-économiques des familles touchées parlent-ils de la nécessité de renforcer le réseau global de protection des enfants et des adolescents, en plus de renforcer le plan de restructuration de la famille lui-même ? En ce sens, il semble essentiel de mener des recherches diagnostiques basées sur la collecte et la systématisation de données quantitatives pouvant expliquer les multiples facettes des violations possibles des droits de l’homme dans ces affaires, sur la base desquelles des actions qualifiées peuvent être prises pour combattre de telles violations. C’est exactement à ce genre de travail que s’est consacré la CdH-UFMG.

Parallèlement au défi relevé par l’équipe de Belo Horizonte, la Clinique juridique Luiz Gama s’occupe d’un contexte similaire. Depuis 2015, le groupe a entrepris une réflexion sur l’intersection entre le genre et la rue. Face à plusieurs défis posés à l’expérience des femmes dans la rue, l’exercice de la maternité s’est révélé l’un des plus sensibles. Dans les forums, les événements, les nouvelles sur la situation à Belo Horizonte et dans ce qui a été nommé « Cracolândia »29 à São Paulo, le thème de l’accueil des bébés ou de leur impossibilité de quitter les maternités était constamment inscrit dans le récit du « droit d’être mère ». Parallèlement, les avancées dans le débat sur les droits des mères et de leurs bébés, en particulier grâce à la visibilité du thème à Belo Horizonte, ont permis la mise en oeuvre d’un ensemble d’actions basées sur l’enseignement clinique, ainsi que nous décrivons par la suite. Il sera question dans la prochaine section de présenter les principales activités développées et les habilités acquises en le faisant, ainsi que les principaux enjeux autour de la séparation forcée entre mères et nouveaux-nés.

A. L’interprétation sur le droit des familles en dispute : feuille de route pour une intervention clinique

1. La construction d’un objet de recherche et d’action

Dans le cas de São Paulo, la construction de l’objet de recherche et d’action a été le résultat d’une longue expérience pédagogique, regroupant des étudiants, des professeurs, des travailleurs sociaux et des membres des ONG qui travaillent sur l’enfance. À la suite de ces échanges et pour répondre à la demande de l’Institut ALANA30, la CDHLG a concocté un projet de recherche pour connaître les conditions de l’enfance dans les rues de São Paulo.

En résumé, le mandat de la CDHLG était de décrire le flux de soins et la prise en charge présumée des enfants, peu après la naissance, lorsqu’on identifie des caractéristiques de la mère laissant supposer un handicap potentiel, telles que l’usage actuel ou ultérieur de drogue (sans nécessairement procéder à des examens ou à des rapports), l’existence d’autres enfants dont la garde n’appartient pas aux mères, la destitution du pouvoir familial vis-à-vis d’un autre fils ou fille, entre autres.

La CDHLG a observé dans l’action du pouvoir judiciaire à l’égard de ces mères une série d’idées pré-conçues qui ne prennent pas en compte la réalité de chaque cas. Parmi les arguments relevés l’équipe a repéré la nécessité d’agir “vite”, pour “respecter le temps de l’enfant”, qui ne peut pas attendre le rétablissement de sa famille, et pour qui le retard dans la destitution pourrait saper le droit à une meilleure chance dans une famille adoptive, étant données la “négligence” et “l’incapacité” présumées des familles vivant dans une situation d’extrême pauvreté31.

Côté Minas Gerais, la CdH-UFMG a également travaillé sur un projet de recherche visant à scruter les procès judiciaires portant sur la destitution du pouvoir familial à Belo Horizonte. À cet effet, un terme de coopération technique a été signé avec la Defensoria Pública de l’Etat, par l’intermédiaire duquel les membres de la Clinique pourraient accèder aux procès – normalement protégés par le secret de justice.

Il est utile de souligner que la construction de tels projets a permis de rompre avec une mauvaise habitude persistante dans les recherches juridiques en général au Brésil : celle de faire de la recherche comme s’il était question d’établir un avis juridique, comme avait pu le souligner le chercheur Marcos Nobre32. Au contraire, lors de la préparation des projets, tout un arsenal de compétences a été requis, telle que l’approche interdisciplinaire ou la maîtrise de méthodologies de recherche de terrain, notamment l’ethnographie33. Par ailleurs, il faut noter que la construction des projets, ainsi que la plus grande partie des actions entreprises par les équipes, est marquée par une flagrante horizontalité, d’après laquelle les étudiants sont orientés à prendre en main dès les discussions jusqu’à la mise en oeuvre des plans d’action, la coordination n’agissant qu’en tant que chef d’orchestre. L’autonomie et la capacité de gérer les objectifs et les processus collectifs, présentes dans les deux cliniques en question, ont déjà été rehaussées comme étant des caractéristiques fondamentales au bon fonctionnement des cliniques juridiques, à l’instar de l’expérience de la Clinique d’Ontario, restitutée par Smyth et Overholt34.

À l’autonomie et à la gestion de l’équipe, il faudrait également ajouter sa capacité de synhtèse et d’écoute de ses interlocuteurs, puisque le résultat de l’exécution des projets est ultérieurement objet de formation des publics concernés ou encore d’évaluation et révision des politiques publiques dans la matière, tel que nous le présenterons plus loin.

2. L’action avec les acteurs du terrain

La recherche, portant sur l’état des lieux de l’enfance vulnérable à São Paulo ou sur le profil du traitement judiciaire du problème de la séparation forcée des familles à Minas Gerais, impose une condition fondamentale : le contact et l’échange permanents avec les acteurs du terrain, soit les travailleurs sociaux, les fonctionnaires du système judiciaire ou encore les mères à proprement parler.

Des recherches comme celles-ci, dont les résultats visent non seulement un diagnostic mais finalement la protection des droits des mères et des enfants, doivent être comprises en tant que des “Community Based Reasearch”, d’après Linda Smith :

« is a partnership of students, faculty, and community members who collaboratively engage in research with the purpose of solving a pressing community problem or effecting social change.”2 The “community” may be local, regional, national or local ; however, in every case the community is comprised of the “oppressed, powerless, economically deprived or disenfranchised […] who are disadvantaged by existing social, political or economic arrangements »35.

L’importance de ce genre de travail au sein des facultés de droit, selon l’auteure, c’est de renforcer le rôle constitutif des juristes comme piliers démocratiques. Au Brésil, ce n’est pas autre chose qu’affirme la Constitution fédérale de 1988, en prônant l’engagement des universités avec la société, par le biais de “l’extensão”, tel que nous l’avons déjà mentionné. Les cliniques juridiques s’avèrent ainsi des plateformes idéales au développement de cette idée.

Dans les deux cas, le dialogue avec la société a été fondamental au déploiement et à l’avancement de la recherche. Comme tout dialogue se doit d’être, le contact entre équipes cliniques et acteurs sociaux a engendré un processus d’apprentissage mutuel. L’une des questions récurrentes de la part des acteurs sociaux, qu’ils soient travailleurs de la santé,  travailleurs sociaux ou  psychologues, auprès de l’équipe de recherche et des praticiens du droit, en particulier de Defensores Públicos, concernait d’une part les règles, les lois permettant de renvoyer les cas par les secteurs juridiques des hôpitaux et par les membres du pouvoir judiciaire eux-mêmes afin de séparer les mères et les bébés, et d’autre part, les raisons selon lesquelles il n’y a pas un travail auprès de ces familles – comme en témoigne la description du contexte à Belo Horizonte. Nous soulignons ici l’importance du travail de recherche et de formation mené par les cliniques auprès des travailleurs, puisque maîtriser le cadre légal dans lequel leurs activités se déployaient et en avoir une vision critique est devenu tout simplement essentiel dans ce contexte donné.

Quelles sont les lois en vigueur qui établissent que les bébés peuvent être placés immédiatement après l’accouchement ? Quelles réglementations imposent aux professionnels de notifier le pouvoir judiciaire lorsqu’un bébé issu d’une famille pauvre (et dont la mère a des antécédents de consommation de drogue) est né ? Quels sont les règlements susceptibles de protéger de manière adéquate l’action professionnelle responsable pour déterminer les soins communs apportés aux mères et aux bébés et non leur séparation ?

Les professionnels ont été surpris par le fait que la Constitution fédérale de 1988 et l’article XXV-2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme parlent précisément de la protection de la maternité et de l’enfance, à travers notamment les soins spéciaux et l’assistance spéciale, et qu’il n’était pas prévu que la consommation de drogue soit présumée en soi comme un risque susceptible d’entraîner la perte du pouvoir familial, en particulier après les changements apportés par la modification législative consistant dans le « Cadre juridique de la première enfance » (Marco legal da primeira infância).

Le conflit réside alors dans une interprétation de ce qui serait “l’intérêt supérieur de l’enfant” et la priorité absolue des droits des enfants et des adolescents dans notre pays, conformément à la législation déjà mentionnée ci-avant. Si, d’une part, il est souligné que l’intérêt supérieur de l’enfant, et son droit établi par la loi, c’est la permanence dans la famille d’origine, qui ne peut pas être écartée en raison de la pauvreté, d’autre part, il est compris et appliqué pour assurer de meilleures conditions de développement pour l’enfant, de le mettre d’abord dans une institution d’accueil, et ensuite dans certains cas de l’envoyer dans les familles inscrites au registre national de l’adoption.

À partir du processus de soins dans les services et le déroulement des procédures judiciaires, on peut en déduire que la primauté des intérêts de l’enfant finit par hiérarchiser les droits de toute la famille, faisant ressortir la logique du droit « du plus et du moins humain », théorisée par Fonseca et Cardarello36. Parfois, nous voyons des enfants être accueillis et leurs mères redevenues toxicomanes, dans la rue, sans aucune politique prioritaire pour accéder à leurs droits, ou une politique de protection qui cherche à éviter les vulnérabilités qui ont provoqué la privation du pouvoir familial.

Dans un scénario de conflit de narratives et d’interprétations sur les droits de ces mères et l’exercice d’une maternité qui ne dispose pas des ressources financières ou matérielles nécessaires à de nombreuses activités de garde, il est important de comprendre, de notre point de vue, que la séparation des enfants de leurs familles ne tient pas compte du droit des mères qui souhaitent rester avec leurs fils et leurs filles et pourraient exercer une maternité responsable si elles étaient protégées socialement, dans le respect non seulement des droits individuels énoncés dans la Constitution, mais également des droits sociaux. Dans de nombreux cas, on voit au contraire l’inversion des principes et des droits énoncés dans notre Constitution, dans lesquels la priorité accordée à la garde de l’enfant est parfois utilisée pour justifier le retrait et l’éloignement définitif de sa famille d’origine.

3. L’action clinique en quelques résultats

D’après sa forme et contenu, l’action des cliniques juridiques de droits de l’homme est susceptible d’apporter des résultats directs pour la société. C’est le cas, par exemple, de la publication du rapport de recherche dans la ville de São Paulo, suivie par plusieurs rencontres organisées dans le but de vulgariser et de débattre sur les résultats trouvés, aussi bien que de sensibiliser la population en général à la situation des femmes mères vulnérables dans cet Etat.

Par ailleurs, et suivant les principes de la créativité et de l’initiative, les étudiants et étudiantes ont produit un jeu thématique portant sur le sujet de façon ludique et accessible. Par l’intermédiaire de ce jeu il est possible de présenter le problème auprès d’une large variété de publics. Le but premier de ce genre d’action étant la sensibilisation et la formation. Cela peut avoir lieu tant à l’université qu’auprès des institutions municipales, chargées de l’accueil et de la prise en charge des femmes et des enfants concernés.

Un autre résultat porte sur l’organisation, par la CDHLG, d’une audience publique qui a lieu à l’Université de São Paulo37, dans laquelle le thème a été présenté et discuté, avec la présence des représentants de plusieurs institutions, telles que le Parquet, la chambre des élus locaux, de la Defensoria Pública, des ONG’s, du Mouvement national des sans domicile fixe, et bien d’autres, comme des psychologues, des médecins et des travailleurs sociaux38. Basé sur la dynamique de la mobilisation des réseaux, cet évènement a compté sur le soutien du Conseil régional de psychologie. Ce Conseil est directement intéressé au thème puisqu’il se manifeste souvent contre la séparation forcée des mères et enfants. Le bilan de cette rencontre a été jugé par l’équipe comme hautement positif car le thème est entré définitivement dans l’agenda public. Sur un plan global, la CDHLG a pu, par ailleurs, renforcer et diversifier son réseau, alors que d’un point de vue plus interne ses membres ont développé des outils et compétences pour l’intervention clinique, notamment le plaidoyer auprès des pouvoirs exécutif et législatif.

En ce qui concerne l’équipe de Minas Gerais, la CdH-UFMG a pu également développer toute une série d’actions tournées à la fois vers le diagnostic, la dénonciation et le combat des cas de retrait forcé des nouveaux-nés. Dans ce sens, des notes techniques ont été écrites et adressées au Ministère public et à la Defensoria pública, alors que des représentations ont été aussi envoyées au Conseil national de justice, institution responsable pour le contrôle externe du pouvoir judiciaire. Dans ces notes et représentations la CdH-UFMG dénonce des pratiques arbitraires, voire illégales, de la part du système judiciaire, notamment celles visant empêcher ou mitiger le droit de défense des mères. Quelques-unes de ces pratiques tournent à l’absurde, tellement elles agressent les droits et les libertés individuelles, tels que l’absence de communication des mères ou de leurs avocats (y compris la Defensoria pública), des changements dans les procès. Au-delà de ces dénonciations, et en association avec la DAJ-UFMG, la Clinique s’occupe de la défense juridique individuelle de quelques mères qui ont connu la séparation forcée de leurs bébés.

Les deux cas rendent évident l’apport de l’enseignement clinique pour changer le profil de la formation juridique, à partir des cas concrets et des outils théoriques et méthodologiques qui, autrement, seraient absents des facultés de droit brésiliennes.

Considérations finales

Ainsi que décrit, les deux cliniques sont actuellement impliquées dans un thème commun. Le défi de se concentrer sur un problème très complexe rend propice, dans chaque équipe, l’occasion de définir des stratégies d’action. Ces défis nous renvoient aux questions qui guident la production de ce texte et qui ont été annoncées plus haut. Comment et pourquoi formons-nous des avocats ? De quel contenu avons-nous besoin pour former des avocats ? Quelle est la trajectoire que nous visons à travers les disciplines enseignées tout au long du cours ? Serait-il possible d’avoir une expérience académique et pratique du droit capable de préparer les étudiants à la fois à leur travail dans des cabinets et à l’intervention efficace dans la réalité sociale du point de vue des droits de l’homme ?

Face au cas du retrait forcé des bébés, nous pouvons observer dans la pratique les difficultés et les lacunes que rencontrent les cliniques. Un sujet traitant de l’enfance et de la jeunesse n’est pas obligatoire dans les cours de droit, malgré le fait que l’avènement d’une loi concernant spécifiquement l’enfance et l’adolescence au Brésil (Estatuto da criança e do adolescente – ECA) ait été largement célébrée par les milieux juridiques dans les années 90. De même, lorsque les étudiants suivent la discipline du droit de la famille et des successions, sujet obligatoire du cours de droit civil, les débats ne portent pas sur la difficulté de subvenir aux besoins des familles pauvres, le manque de politique de prise en charge des femmes toxicomanes ou encore le retrait forcé des bébés. Les cours de droit pénal traitent peu de la gestion des toxicomanes, de l’abandon des politiques publiques et de l’impact du manque de soins pour la continuité du problème. Les gens vivant dans la rue, le manque de logements, sont des sujets finalement peu débattus.

En observant cette conjoncture, il est clair que la formation des étudiants ne vise pas à agir sur le thème concernant les familles défavorisées. Le « curriculum caché » mentionné par Courtis39 est maintenu afin de privilégier certains thèmes et carrières. Comment l’étudiant pourra-t-il imaginer une carrière dans le domaine des droits de l’homme, agissant auprès de populations défavorisées, si ce contenu ne lui est pas présenté et s’il existe une propagande constante de certaines possibilités professionnelles au détriment d’autres ? La capacité d’imaginer d’autres formes d’action, de garder le désir de lutter pour la justice sociale a été retirée à nos étudiants en droit40 et aux salles de cours dans leur ensemble, par l’apathie, le détachement, la dépolitisation et le manque de critique41.

Cherchant à développer chez les étudiants cette capacité à s’engager dans la réalité et à offrir une contrepartie efficace à la communauté, les équipes cliniques de São Paulo et de Minas Gerais ont agi de manière indépendante et parfois en collaboration pour rendre le problème visible, pour influencer juridiquement et politiquement et aussi pour tenter de transformer le contexte. Outre la formation théorique, les activités variées des cliniques comprennent des projets d’action – plaidoyer auprès des pouvoirs législatif et judiciaire, travail sur le terrain, réunions de groupes de travail, rédaction de documents juridiques et de notes techniques – et des projets académiques de recherche et de rapports de participation dans les congrès.

Dans le scénario présenté ci-dessus, l’écoute active devient essentielle. Les membres sont encouragés à partager des idées et des suggestions, basées sur des lectures ou des expériences, mais également à respecter l’espace de parole. Apprendre en écoutant se traduit également par la pratique des droits de l’homme elle-même. La présentation de textes interdisciplinaires, en anthropologie, sociologie, politique, permet de construire et de déplacer le regard sur des questions invisibilisées, la dénaturalisation de comportements et la production de nouveaux imaginaires sur les cours, les sujets et l’action judiciaire elle-même.

Finalement, l’expérience des cliniques ici restituée rend visible les chemins difficiles vers l’efficace des droits de l’homme et la reconfiguration de l’enseignement juridique, alors que, par ailleurs, elle laisse aussi augurer des jours prometteurs à la mise en oeuvre de la justice sociale au Brésil.

Notes

  1. Cf. l’article de Mirja TRISH à ce même numéro.
  2. Janaína Dantas Germano Gomes, « O Ouvir como prática em Direitos Humanos: experiências da Clínica de Direitos Humanos Luiz Gama », Camila Silva Nicácio, Fabiana Soares de Menezes, Teresa Baracho (dir.), Clínicas de direitos humanos e o ensino jurídico no Brasil: da crítica à prática que renova, Editora Arraes, 2017.
  3. Pédagogue brésilien responsable pour le développement d’une méthode d’alphabétisation militante dirigée aux adultes et basée sur la conscientisation et le combat à l’oppression socio-économique. Son oeuvre est largement traduite et diffusée dans plusieurs pays à travers le monde. Pour une introduction, cf. en français, Pédagogie des opprimés, Editions Maspero,1974 (écrit en 1969). En portugais: Pedagogia do Oprimido, Paz e Terra, 2005.
  4. bell hooks, Ensinando a Transgredir: A Educação como Prática da Liberdade, Martins Fontes, 2013 [Teaching to Transgress : Education As the Practice of Freedom, Routledge, 1994] Nous rappelons aux lecteurs que l’auteure bell hooks elle-même tient à écrire son nom et prénom en minuscules. Née Gloria Jenkins, bell hooks envisage, par ce procédé, de mettre en relief le contenu de son propos plutôt que sa forme.
  5. Marcos Nobre et al., O que é Pesquisa em Direito?, Quartier Latin, 2005, pp. 23-37.
  6. Fernando Fontainha et al., « O concurso público brasileiro e a ideologia concurseira », Revista Jurídica da Presidência Brasília, v. 16-110, 2015 pp. 671-702.
  7. Carmen Silvia Fullin, Pesquisa diagnóstica para a Faculdade de Direito de São Bernardo do Campo, Faculdade de Direito de São Bernardo do Campo, 2014.
  8. Christian Courtis, « La Educación Clínica como Práctica Transformadora », Christian Courtis, Marta Villarreal (dir.). Enseñanza Clínica del Derecho, ITAM, 2007.
  9. Idem, p.18.
  10. Yuval Harari, « What Kids need to learn to succeed in 2050 », article disponible sur Internet a la adresse suivante [https://medium.com/s/youthnow/yuval-noah-harari-21-lessons-21st-century-what-kids-need-to-learn-now-to-succeed-in-2050-1b72a3fb4bcf].
  11. Jerome Frank, « Why not a clinical lawyer-school ? » University of Pennsylvania Law Review, vol. 81-8, 1933, pp. 907-923. Voir la traduction au sein de ce numéro.
  12. Fernanda Brandão Lapa, Clínicas de Direitos Humanos: uma proposta pedagógica para a educação jurídica no Brasil, Lumen Iuris, 2014.
  13. Christian Courtis, « La Educación Clínica como Práctica Transformadora », Christian Courtis, Marta Villarreal (dir.). Enseñanza Clínica del Derecho, ITAM, 2007.
  14. Pour en savoir plus, cf. en français: Wanda Lemos Cappeller, « Un regard différent, l’Amérique latine, les juristes et la sociologie », Droit et société, n° 22, 1992, pp. 363-373.
  15. José Geraldo Sousa Júnior, « Universidade Popular e educação jurídica emancipatória », Flávio Unes Pereira, Maria Tereza F. Dias (dir), Cidadania e inclusão social: estudos em homenagem à Professora Miracy Barbosa de Sousa Gustin, 2008, pp. 203-230.
  16. Eliane Botelho Junqueira, « La sociologie juridique brésilienne à travers le miroir », Droit et société, n. 22, 1992.
  17. Établi par la Constitution fédérale de 1988 et la Loi n° 9394/1996 (Lei de Diretrizes e Bases da Educação), le principe de l’extension universitaire impose aux établissements d’enseignement supérieur de conduire des activités scientifiques ouvertes à la participation de la population en tant qu’agent de promotion et de diffusion des découvertes résultantes de la création culturelle et de la recherche scientifique et technologique générées dans l’institution. Il s’agit d’un concept qui a remplacé la notion d’assistanat, fréquemment associée aux populations sensibles. D’après cette conception, les universités sont censées se rapprocher des mouvements sociaux déjà organisés ou en voie de l’être, et de la réalité sociale des communautés, afin de prévenir la tendance au « cantonnement » académique. Le contact avec les populations locales, auparavant assimilé à une simple prestation de services et à la diffusion de connaissances, est ainsi nouvellement présenté comme une « oxygénation nécessaire » à la vie universitaire. Par l’intermédiaire des activités d’extension universitaire, «  la production de connaissance a lieu dans la production et dans l’échange des savoirs, se traduisant par la démocratisation de la connaissance elle-même, la participation effective de la communauté dans l’action des universités […] rendant possible des accords et des actions collectives entre université et population ». L’extension représente, en ce sens, plus qu’un projet d’action universitaire, un projet politique, basé sur des méthodes et des stratégies de formation et d’intervention pour changer concrètement la réalité sociale. Cf. http://www.pr5.ufrj.br/revista/index.php?option=com_content&view=article&id=3:a-extensao-universitaria-a-justica-e-os-direitos-humanos-de-quem-para-quem&catid=1:artigos-revista-n00&Itemid=3, consulté le 4 octobre 2019. Traduit par les auteures.
  18. Fernanda Brandão Lapa, Clínicas de Direitos Humanos: uma proposta pedagógica para a educação jurídica no Brasil, Lumen Iuris, 2014.
  19. Paulo Freire, Pedagogia do Oprimido, Paz e Terra, 2005.
  20. Janaína Dantas Germano Gomes (dir.), Primeira Infância e Maternidade nas Ruas de São Paulo, 2017 [https://issuu.com/cdh.luiz.gama/docs/relatorio_primeira_infancia].
  21. cf. page 7
  22. Il s’agit ici d’un genre d’ombusdman auprès des sans logement.
  23. Janaína Dantas Germano Gomes et al., «Tendas e proteção de Direitos Fundamentais: uma experiência da Clínica de Direitos Humanos Luiz Gama», Cadernos da Defensoria Pública do Estado de São Paulo, 2017, pp.53-70.
  24. Camila Silva Nicácio, Fabiana Soares de Menezes, Teresa Baracho (dir.), Clínicas de direitos humanos e o ensino jurídico no Brasil: da crítica à prática que renova, Editora Arraes, 2017 ; Camila Silva Nicácio, Júlia SIlva Vidal, Maria Flávia Vianna Diniz, « Participação e mobilização do direito no novo CPC: o amicus curiae e a defesa de minorias », Miracy Gustin, Mônica Lopes, Camila NIcácio (dir.), Eficiência, eficácia, efetividade. Velhos desafios ao novo Código de Processo Civil, Initia Via, 2016, pp. 175-198; Camila Silva Nicácio, Júlia Vidal, « Adolescentes travestis e transexuais em conflito com a lei: a emergência de novas reivindicações », Cadernos de Gênero e Diversidade, v. 2, 2016, pp. 46-48 ; Camila Silva Nicácio, Júlia Vidal,  « Um sujeito pela metade de direitos », Jacqueline de Oliveira Moreira, Maria José Gontijo Salum, Rodrigo Torres Oliveira (dir.), Estatuto da Criança e do Adolescente: refletindo sobre sujeitos, direitos e responsabilidades, Conselho Federal de Psicologia, 2016,  v. 1, pp. 236-249 ; Camila Silva Nicácio, Júlia Vidal, « Justiça Infanto-juvenil, travestilidade e transexualidade: apontamentos sobre a marcha dos direitos », Revista da Faculdade de Direito – Universidade Federal de Minas Gerais, v. 70, 2018, pp. 197-226.
  25. Agence d’État, attachée au pouvoir judiciaire, responsable de l’information, l’orientation et de la défense gratuite proposée à la population à bas niveaux de revenus. Il n’existe pas de correspondance directe en droit français. L’institution peut toutefois être comparée à son homologue nord-américaine connue sous le nom de staff system, système à partir duquel le citoyen peut faire appel à des bureaux publics qui fonctionnent sous l’égide des pouvoirs publics, et dans lequel des juristes salariés assurent l’aide judiciaire intégrale.
  26. Le document en portugais est disponible sur : https://forumdeabrigosbhblog.files.wordpress.com/2016/08/portaria-nc2ba-3-vijbh-2016-encaminhamento-crianc3a7as-recc3a9m-nascidas.pdf, consulte le 23 août 2019.
  27. Cf. Clínica de direitos humanos, Projeto de Pesquisa Mães Órfãs: Violações de direitos humanos no abrigamento institucional compulsório de crianças recém-nascidas em Belo Horizonte, UFMG, 2018.
  28. Amanda Naves Drummond et al., « Atuação estratégica em direitos humanos contra o afastamento arbitrário de bebês do convívio familiar: reflexões sobre a prática », Revista Saúde em Redes, 2018.
  29. Région connue par la fréquentation des usagers de drogues, dont le crack.
  30. Il s’agit d’une ONG dont les actions portent spécifiquement sur la promotion et protection des droits de l’enfance, selon l’article 227 de la Constitution fédérale.
  31. Ces idées reçues font l’objet de la thèse de doctorat de Janaína Gomes, l’une des auteures de cet article. Pour aller plus loin, cf. Ariane Goim Rios, O fio de Ariadne: Sobres os labirintos de vida de mulheres grávidas usuárias de álcool e outras drogas, dissertação de mestrado apresentada no programa de Pós Graduação em Saúde Coletiva, Universidade Estadual de Campinas,  2016; Marcos Antonio Barbieri Gonçalves, Assistente Técnico Judiciário na Defensoria Pública: Suporte da Teoria de Winnicott, dissertação apresentada para a conclusão de Mestrado em Psicologia, Pontifícia Universidade Católica de Campinas, 2015 ; Peter Molinari Schweikert, Resistência à Profilaxia Materna – A deslegitimação do uso de drogas como fundamento para a separação de mães e filhos/as na maternidade, Trabalho apresentado para a conclusão da Pós-graduação em Psicossociologia da Juventude e Políticas Públicas, Fundação Escola de Sociologia e Política de São Paulo, 2016.
  32. Marcos Nobre et al., O que é Pesquisa em Direito ?, Quartier Latin, 2005, pp.23-37.
  33. La Clinique Luiz Gama, depuis sa création, dispose de coordinateurs pédagogiques diplômés en Sciences Sociales, l’actuel coordinateur, aujourd’hui co-auteur, est diplômé en Anthropologie Sociale et Droit.
  34. Gemma Smyth, Marion Overholt, « Framing Supervisory Relationships in Clinical Law : The role of critical pedagogy », Journal of Law and Social Policy, v. 23, 2014, pp. 62-82.
  35. Linda F. Smith, « Community Based Research: Introducing Students to the Lawyer’s Public Citizen Role », Elon Law Review., vol. 9, 2017, p. 67. Apud Kerry Trand et al., Community-Based Research And Higher Education: Principles and Practices, Wiley, 2003, p. 3.
  36. Cláudia Fonseca, Andrea Cardarello, « Direitos dos mais ou menos humanos », Revista Horizontes Antropológicos, n.10, 1999. pp. 83-121 et 203-214.
  37. À propos de cette thématique un article scientifique est en cours de rédaction par l’équipe de la CDHLG.
  38. Disponible sur : http://www.crpsp.org.br/portal/comunicacao/2018_12_10-MATERNIDADE-PROTECAO-SOCIAL/2018_12_10-MATERNIDADE-PROTECAO-SOCIAL.html, consulté le 23 août 2019.
  39. Christian Courtis, « La Educación Clínica como Práctica Transformadora », Christian Courtis, Marta Villarreal (dir.), Enseñanza Clínica del Derecho, ITAM, 2007.
  40. Carmen Silvia Fullin, Pesquisa diagnóstica para a Faculdade de Direito de São Bernardo do Campo, Faculdade de Direito de São Bernardo do Campo, 2014.
  41. bell hooks, Ensinando a Transgredir: A Educação como Prática da Liberdade, Martins Fontes, 2013.