Revue Cliniques Juridiques > Volume 5 - 2021

La Clinique juridique aux temps de la COVID-19

Le 10 mars 2020, la Clinique internationale de défense des droits humains de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) (CIDDHU)1 tint le lancement d’un rapport sur les défenseures des droits humains en exil au Canada que la CIDDHU avait produit pour l’organisation Sisters Trust Canada. Quatre panélistes de haute gamme ont livré des discours passionnés et passionnants devant un public plus épars que d’habitude – sans aucun doute dû à la crainte de s’infecter avec le coronavirus. Quelques jours après ce lancement, le 23 mars 2020, le Premier Ministre du Québec annonça que le Québec serait « mis sur pause »2, le terme « confinement » n’ayant pas encore fait son entrée officielle dans le jargon pandémique3. Cette « pause » qui devait durer trois semaines a pris fin trois mois plus tard, le 25 juin 2020, quand le Québec fut officiellement déconfiné4 – pour la première fois. Deux autres périodes de confinement ont suivi5. Entre mars 2020 et septembre 2021, aucun cours, encadrement ou événement de la CIDDHU n’a pu avoir lieu en présentiel.

I. La défense des droits humains est un service essentiel

Au moment du premier confinement, la tendance générale était la recherche de solutions à court terme. Il nous en fallait une pour la CIDDHU également, car la session était bien entamée depuis la mi-janvier et sept projets de défense des droits humains avec des partenaires en Afrique, en Amérique latine et en Amérique du Nord étaient en cours de réalisation. Une des solutions proposées (mais non retenue) à ce stade était de tout simplement mettre un terme à la session d’hiver. Pour la CIDDHU, ce n’était jamais envisageable de procéder ainsi. D’une part, cela aurait signifié de laisser tomber nos partenaires sur le terrain qui dépendent de notre travail. D’autre part, les projets en tant que tels n’avaient rien perdu de leur urgence. Disparitions et assassinats de femmes et de filles autochtones au Québec, manque de prise en charge des réfugiés mineurs en Afrique du Nord, violences électorales à l’égard des femmes en Côte d’Ivoire – la crise sanitaire s’est simplement ajoutée aux crises sociales courantes, elle ne les a pas « mis sur pause ».

Après une suspension des cours pendant deux semaines, il fallait donc les reprendre par voie d’enseignement en ligne, car l’« Enseignement supérieur en ligne » figurait bel et bien sur la liste des services essentiels du gouvernement6. Mais comment s’y prendre ? L’enseignement clinique est un exercice qui demande beaucoup de flexibilité, de toutes les parties prenantes. La crise sanitaire a demandé davantage à cet égard, et parfois trop. Premièrement, on a évidemment dû s’adapter au cours à distance. Comme la CIDDHU est un cours hybride (dont certaines séances en présentiel était remplacées par des activités asynchrones en ligne) depuis plusieurs années, une page Moodle existait déjà7. La communication avec nos organisations partenaires, qui sont majoritairement à l’étranger, se faisait depuis toujours à distance, via Skype, téléphone ou courriel. L’adaptation principale qui était nécessaire pour poursuivre la session, du moins sur le plan informatique, était donc de maîtriser le fonctionnement du logiciel Zoom afin de pouvoir offrir des séances synchrones d’enseignement et d’encadrement à distance. Cela impliquait notamment de s’assurer du respect de la confidentialité des dossiers. Non seulement les étudiant.e.s ne disposaient pas toujours d’un espace suffisamment privée pour échanger à haute voix des informations confidentielles, mais le phénomène du « zoombombing » semait également des craintes sur la sécurité du logiciel8.

Le cours de la CIDDHU a donc repris en début avril avec une séance plénière sur Zoom. Malgré nos efforts pour simplifier la formule (présentations plus courtes, discussion générale plutôt que discussion sur des pistes de réflexion identifiées par les équipes), l’exercice s’est avéré plus lourd que d’habitude. Les étudiant.e.s n’avaient visiblement pas la tête à réfléchir plus sur les projets cliniques. A la suite de cette expérience, le reste de la session s’est essentiellement limité à la finalisation des projets avec nos partenaires. Comme le phénomène de la « fatigue Zoom » commençait à s’installer chez les étudiant.e.s, nous avons même décidé de remplacer la traditionnelle discussion de fin de session, par un exercice de pratique réflexive sur l’expérience clinique, par un sondage afin de limiter le temps à passer sur Zoom.

Au final, c’est sur le plan humain que l’adaptation était la plus importante. J’ose croire que l’équipe de la CIDDHU a toujours fait un grand effort pour être sensible à la réalité vécue par les participant.e.s. Le stress, l’anxiété, un manque de motivation, ce n’est rien de nouveau parmi les étudiant.e.s universitaires. Mais ces sentiments se sont manifestés plus souvent et de manière plus intense, tout en étant accompagnés de l’isolement, de détresse dans certains cas, et de la préoccupation pour sa propre santé et celle des autres, surtout des membres de nos familles. Du coup, on ne travaillait pas seulement sur les urgences, mais aussi en vivant dans l’urgence.

II. La clinique en ligne 2020/2021

Si la session d’hiver 2020 s’est terminée grâce à l’improvisation, il fallait rapidement comprendre que l’année académique 2020/2021 allait suivre la logique de l’enseignement en ligne également et qu’il fallait, cette fois-ci, être préparé9. Les professeur.e.s d’universités avaient alors trois mois, environ, pour se transformer en expert.e.s de l’enseignement en ligne. À l’UQAM, comme ailleurs, j’imagine, de nombreuses formations étaient offertes à cet égard. Aucune ne portait sur comment opérer une clinique en ligne. Certes, le travail en sous-groupes, le partage d’écran et les capsules Panopto étaient les bienvenus pour « réinventer » mon cours pour le format en ligne. Mais comment reproduire « l’expérience clinique »10 ? Comment reproduire le sens de communauté et de solidarité qui se crée, en temps normal, au sein d’une cohorte CIDDHU ? Comment s’assurer que les séances Zoom soient un « safe space » pour la discussion, l’introspection et la critique, au même titre qu’une séance en présentiel ? Ces questions m’ont volé plus d’une nuit de sommeil durant l’été 2020.

Au niveau de la tenue du cours, les ajustements concernaient surtout la manière de transmettre la matière du cours. Dans les formations sur l’enseignement en ligne offertes par l’université durant l’été 2020, il fut souvent souligné que la variété des activités est la clé de la réussite d’un cours synchrone en ligne. Au lieu d’avoir des séances thématiques (portant sur certaines compétences pratiques), d’une part, et des séances plénières (pour discuter de l’avancement des projets), d’autre part, nous avons donc décidé de jumeler la présentation d’un ou de deux projets en cours avec une thématique qui est pertinente pour ce ou ces projets. De cette façon, chaque séance plénière contenait une partie théorique, une présentation étudiante, du travail en sous-groupes et une discussion générale. Pour d’autres aspects de la matière, des capsules Panopto ont été produites, par exemple pour expliquer la méthodologie de la rédaction juridique. Ainsi, le nombre de séances de cours a été réduit et elles ont servi de lieu privilégié et intentionnel de rencontre et d’échanges.

Au final, la clinique en ligne s’est avérée un succès – vues les circonstances. La CIDDHU a opéré en ligne à 100% durant les sessions d’automne 2020 et d’hiver 2021 et nos équipes étudiantes ont fait un travail absolument remarquable, tout en faisant preuve de résilience et de persévérance. La santé mentale est demeurée un thème central dont nous avons parlé ouvertement et à répétition, souvent en début du cours synchrone ou avec nos équipes respectives, durant les encadrements. Des liens vers des ressources uqamiennes ont notamment été fournis aux étudiant.e.s et nous leur avons rappelé tant l’importance du « self-care » que du souci et du respect pour les collègues. Ceci étant dit, j’ignore si l’expérience clinique de ces deux cohortes s’apparente à celle des cohortes précédentes. J’ignore également s’ils et elles ont développé le même sens d’appartenance à la « famille CIDDHU », n’ayant jamais participé à un événement rassembleur comme le lancement du rapport annuel de la CIDDHU ou la traditionnelle « bière de début de session » pour la nouvelle cohorte. Le fait que plusieurs membres de ces deux cohortes ont signalé leur intérêt de s’impliquer à titre de gestionnaire de projet (case-manager) cette session, me fait croire que nous avons malgré tout réussi à les mobiliser.

III. Recherche-action dans la pandémie ou sur la pandémie ?

Outre les défis pédagogiques, la pandémie s’est également fait sentir au niveau des activités cliniques de recherche-action en matière de défense des droits humains qui sont au cœur de la mission de la CIDDHU. Je me suis posé la question si, et dans quelle mesure, la pandémie devait influencer le choix des projets pour l’année 2020/2021. On ne se le cachera pas, les opportunités de financement pour des projets de recherche en lien avec la COVID-19 étaient abondantes dès le printemps 202011. Pour rester pertinente, la recherche scientifique devait absolument se pencher sur les impacts de la pandémie, même si cette dernière venait tout juste de commencer et qu’il fallait donc dans certains cas consulter sa boule de cristal pour se prononcer sur le sujet.

Comme le choix des projets de la CIDDHU n’a jamais été guidé par des considérations d’ordre financier, mais toujours par les besoins de nos organisations partenaires, j’ai décidé de me tourner vers ces dernières pour prendre le pouls. Mais contrairement à ce qu’on pouvait penser à regarder les nouvelles au Québec, nos partenaires n’ont pas exprimé de besoin urgent à travailler sur des projets en lien avec la COVID-19. Pour certains, la vie (et la défense des droits humains) continuait comme avant, ou presque. La pandémie n’était donc pas du tout vécue de la même manière et au même rythme ailleurs. Au final, la COVID-19 est devenue un facteur parmi tant d’autres à être pris en considération dans la réalisation de nos projets cliniques, mais elle était loin d’être un facteur prédominant.

Par exemple, une équipe d’étudiantes a collaboré avec l’organisation Scholars at risk12 dans le cadre de leur Scholars in prison project afin de lutter pour la libération de Patrick Zaki, un étudiant égyptien et défenseur des droits humains emprisonné pour des raisons politiques en Égypte depuis février 202013. M. Zaki souffre d’asthme bronchique et les conditions de détention insalubres des prisons égyptiennes l’exposent à un risque plus élevé de contracter la COVID-19 et de souffrir de complications potentiellement mortelles. Cet argument a évidemment été exploité dans nos communications avec divers gouvernements et instances, mais il reste que M. Zaki mérite d’être libéré sans ou avec pandémie.

IV. La nouvelle « normale »

Depuis septembre 2021, la session d’automne 2021 est en cours et l’université nous accueille à nouveau pour un enseignement en présentiel14, un prétendu « retour à la normale ». Cette rhétorique se veut certes réconfortante, mais suscite tout de même des interrogations.

Pour l’enseignement clinique, le retour des cours en présentiel est a priori une bonne nouvelle, mais il viendra sans doute avec son lot de difficultés. Ne nous faisons pas d’illusion – la pandémie n’est pas terminée. Même si on peut voir la lumière au bout du tunnel grâce à la vaccination, force est de constater que la société, y incluse la communauté universitaire, qui émergera de ce tunnel ne sera plus la même qu’avant. La peur de s’infecter qui nous habite depuis un an et demi maintenant ne disparaîtra pas du jour au lendemain et il ne faut pas croire que nous partageons toutes et tous les mêmes opinions sur la pandémie, les mesures sanitaires et la vaccination.

Il est impossible de revenir en arrière et ce qui nous convenait en 2019 ne nous convient pas nécessairement en 2021. Pour ce qui est de la CIDDHU, le cours ne reprendra donc pas entièrement son format pré-pandémique. Tandis qu’à l’époque, ne pas tenir une séance en présentiel nécessitait une justification, la pandémie a en quelque sorte inversé le fardeau : elle nous force à évaluer la pertinence, les objectifs et le déroulement de chaque séance en présentiel. Et, finalement, il sera probablement sage de choisir un format qui permettra, au besoin, de bousculer facilement vers un enseignement entièrement en ligne. On aura donc encore une fois des eaux inconnues à naviguer et à nous adapter à une nouvelle réalité.

Notes

  1. Voir le site de la clinique [https://ciddhu.uqam.ca/fr/].
  2. « Le Québec sur pause pendant trois semaines », La Presse, 23 mars 2020 [https://www.lapresse.ca/covid-19/2020-03-23/le-quebec-sur-pause-pour-trois-semaines]. La fermeture des écoles, cégeps et universités pour deux semaines avait déjà été annoncée le 13 mars 2020. Voir « Nouvelles », Radio Canada, 13 mars 2020 [https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1663842/legault-quebec-coronavirus-mesure-ecole-cegep-universite-fermeture].
  3. Voir la définition du terme « confinement » dans Gouvernement du Canada, « Lexique sur la pandémie de COVID-19 », 1er avril 2021 [https://www.btb.termiumplus.gc.ca/publications/covid19-fra.html#c].
  4. Gouvernement du Québec, « Pandémie de la COVID-19 – Réouverture de l’ensemble des secteurs sous certaines conditions », 25 juin 2020 [https://www.msss.gouv.qc.ca/ministere/salle-de-presse/communique-2187/].
  5. Voir Institut national de santé publique du Québec, « Ligne du temps COVID-19 au Québec » [https://www.inspq.qc.ca/covid-19/donnees/ligne-du-temps].
  6. Gouvernement du Québec, Décret 223-2020 du 24 mars 2020 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de la COVID-19, 25 mars 2020 (voir Gazette officielle du Québec, 25 mars 2020, 152e année, no. 13A, Partie 2, pp. 1140A-1144A au § 3c de l’annexe).
  7. Moodle est une plateforme d’apprentissage en ligne [https://moodle.org/?lang=fr_ca].
  8. « Zoom se donne 90 jours pour régler ses problèmes de sécurité », Radio Canada, 2 avril 2020 [https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1690487/zoom-faille-problemes-securite-confidentialite].
  9. « Des étudiants inquiets », La Presse, 14 mai 2020 [https://www.lapresse.ca/covid-19/2020-05-14/des-etudiants-inquiets-pour-la-qualite-des-cours-en-ligne-et-leur-sante-mentale].
  10. Compris ici comme une combinaison entre l’acquisition de compétences pratiques et professionnelles, le développement d’une sensibilité pour les enjeux de justice sociale et d’une pensée critique à l’égard de la pratique du droit ainsi qu’une expérience humaine marquée par la collégialité, la solidarité et le respect d’autrui. Voir, à cet égard, Janelle Anderson, « Clinical Legal Education : Perspectives from former Clinical Law Students », Manitoba Law Journal, vol. 37, 2013, pp. 427-448.
  11. Voir, par exemple, les initiatives spéciales lancées par le Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH), dont le premier appel fut lancé en avril 2020 [https://www.sshrc-crsh.gc.ca/funding-financement/programs-programmes/peg-sep-covid-19-fra.aspx]. Il s’est également avéré que la COVID-19 était particulièrement populaire en philanthropie. Comme la CIDDHU dépend de dons, la question « Travaillez-vous sur la COVID ? » me fut posée plus d’une fois.
  12. Pour plus d’informations, voir le site de l’organisations Scholars at Risk [https://www.scholarsatrisk.org/].
  13. Voir https://montrealcampus.ca/2020/12/14/lespoir-de-conserver-ses-droits-humains/. Une pétition pour la libération de M. Zaki a été lancée [https://www.scholarsatrisk.org/actions/patrick-george-zaki-egypt/].
  14. Tandis qu’initialement, le retour en classe était envisagé sans distanciation et sans port du masque (sauf lors de déplacements), les consignes ont changé à la dernière minute et les étudiant.e.s doivent garder leur masque pendant les cours [https://covid.uqam.ca/consignes-presence-campus/].