Revue Cliniques Juridiques > Volume 1 - 2017

Cliniques juridiques, enseignement du droit et idée de justice

Cet article a initialement été publié au sein de l’ouvrage : Xavier Aurey (dir.), Les Cliniques juridiques, Presses Universitaires de Caen, 2015. Merci aux PUC d’avoir autorisé sa mise en ligne.

Lorsque Xavier Aurey a proposé, lors d’une réunion de laboratoire, la création d’une clinique juridique dont le rôle serait de promouvoir et de défendre les droits fondamentaux, j’avoue avoir fait preuve d’une certaine circonspection. À l’époque, le concept de clinique juridique était pratiquement inconnu en France, et personne parmi nous n’avait la moindre idée de ce qu’étaient les cliniques juridiques, ni du rôle qui était le leur, ni a fortiori de la façon dont celles-ci pouvaient fonctionner.

Les explications de Xavier, pourtant limpides, ne m’ont guère aidé à me faire une idée plus précise des cliniques ou de ce que serait la future Clinique juridique des droits fondamentaux de l’université de Caen Normandie. Une partie du problème provenait très certainement du terme « clinique » et plus encore de l’expression « clinique juridique ».

Loin de la tradition française, la référence aux «  cliniques juridiques » semblait nous pousser dans deux directions pour le moins opposées. Dans une première acception, la notion de clinique juridique nous renvoyait à l’idée d’un établissement de soins. Envisagée sous cet angle, la clinique juridique prenait les allures d’un dispensaire : d’un endroit qui exercerait ses activités au plus près des « malades ». Dans une seconde acception, la notion de clinique évoque l’idée d’asepsie (ne parle-t-on pas de propreté clinique  ?). Dans cette perspective, c’est une tout autre image qui s’impose : celle d’un laboratoire aux murs blancs où des chercheurs occuperaient leurs journées à tenir des discours abscons sur le droit  : sa nature, sa consistance et ses implications. Deux images différentes, presque opposées, pour un même mot.

Mais l’opposition ci-dessus relevée n’est finalement que de façade. Après tout, il faut bien aussi que des chercheurs aient réfléchi avant de pouvoir donner la médication qui s’impose aux patients des hôpitaux et des dispensaires. Et il faut certainement aussi un « retour d’expérience » des personnels soignants sur ces médications pour que les chercheurs puissent améliorer leurs produits. Action et réflexion ne sont donc pas des antonymes.

Or, c’est tout l’intérêt des cliniques juridiques que de nous rappeler la complémentarité de la théorie d’une part et de la pratique d’autre part. Telle est en tout cas l’idée de base de ces structures qui permettent à des étudiants de mettre à profit les connaissances qu’ils ont acquises au long de leurs cursus en se confrontant à des cas concrets, sous la supervision d’enseignants et/ou de praticiens.

Né aux États-Unis au début du XXe siècle, l’enseignement clinique du droit reste pour le moment assez confidentiel de ce côté-ci de l’Atlantique. Bien que le nombre de ces cliniques soit en constante augmentation, on ne compte actuellement qu’un peu moins d’une dizaine de cliniques1. Le constat est sévère si l’on se souvient que ces structures fleurissent désormais un peu partout dans le monde et pas uniquement dans les pays de tradition anglo-saxonne.

Il faut dire que, s’agissant du cas français, les discussions autour des cliniques juridiques sont encore très récentes puisqu’elles ne se développent sous nos latitudes que depuis la fin de la première décennie des années 2000. C’est à cette période en effet qu’est entreprise une réflexion de grande ampleur sur l’enseignement du droit. De ce point de vue, il est intéressant de constater que l’importation des cliniques juridiques en France renvoie à la critique récurrente du dogmatisme des études de droit ; études qui ne prépareraient pas – ou très imparfaitement – les étudiants à la pratique professionnelle qui sera en principe la leur dans les années à venir2.

En ce sens, l’explication la plus simple de l’émergence des cliniques juridiques en France doit être recherchée dans la volonté des juristes et notamment des juristes universitaires de permettre à des étudiants, le plus souvent de troisième cycle, de mieux connaître la réalité du droit : son application concrète et quotidienne.

Mais ne s’agit-il que de cela ? N’y a-t-il dans l’éclosion des cliniques juridiques que cette volonté de professionnaliser les études de droit ? La réponse semble plutôt négative. Au-delà de l’expérience pratique, c’est plus largement à une discussion ou à une interrogation sur ce qu’est le droit qu’invitent les cliniques juridiques. L’idée semble en effet avoir fait son chemin outre-Atlantique que le rôle des études de droit ne serait pas uniquement de former des techniciens compétents mais consisterait également à « éclairer les consciences » et à combattre les injustices. Les cliniques juridiques tenteraient ainsi de redonner un sens au droit en conciliant l’éthique et la pratique. Ce disant, les cliniques juridiques invitent également à ce que soit rediscuté le rôle des juristes dans la société contemporaine.

Retrouver le sens du « droit »

De quoi les cliniques juridiques sont-elles le nom ? D’une critique de l’enseignement universitaire du droit, souvent jugé trop dogmatique. Mais les cliniques juridiques sont également le lieu d’un projet social qui tente, par la pratique du droit, de remédier aux inégalités sociales. C’est donc bien à une double finalité que l’on se trouve confronté. Aussi bien, l’expression « retrouver le sens du “droit” » que nous employons ici signifie-t-elle deux choses : d’une part, relier l’enseignement du droit à sa pratique, et d’autre part, réintroduire l’idée de justice dans cette pratique.

A. Relier l’enseignement du droit à sa pratique

La création des cliniques juridiques rejoint tout d’abord le débat sur le dogmatisme de l’enseignement du droit et plus précisément celui sur la coupure qui existe entre le droit tel qu’il est appris dans les facultés et le droit tel qu’il est exercé quotidiennement par les praticiens. Un tel débat n’est bien évidemment pas une nouveauté. On se souviendra en effet, avec Diane Roman et Stéphanie Hennette-Vauchez, que les études de droit sont, avec celles de médecine, une formation à vocation professionnelle3. En d’autres termes, les études de droit n’auraient pas simplement pour objectif de dispenser des savoirs, mais auraient aussi pour finalité de développer les compétences des étudiants qui ont fait le choix d’un cursus juridique4. Cet aspect de professionnalisation est forcément très présent aux États-Unis où « les étudiants qui sortent des facultés de droit […] passent l’examen du barreau et entrent directement dans des cabinets »5. On pourrait s’attendre, compte tenu de ce constat, à ce que les études de droit soient outre-Atlantique fortement inféodées à la pratique professionnelle. Il n’en est rien. Il n’est ainsi que de lire les travaux sur la création des cliniques aux États-Unis pour comprendre que l’ambition d’une professionnalisation est loin d’être atteinte. Ainsi, William Rowe a-t-il, en 1917, exposé les lacunes de l’enseignement dispensé par les universités. De ce point de vue, ni la case method systématisée par Christopher Columbus Langdell, ni la méthode socratique de Theodore Dwight ne semblent avoir porté leurs fruits. En dépit de l’idée, toujours relayée en France, selon laquelle la case method demeure « la plus adaptée à la pratique du droit »6, le constat s’opère toujours outre-Atlantique d’une « growing disjunction between legal education and the legal profession »7. Il faut dire que la méthode de Langdell est aussi une méthode absolument théorique et désincarnée8.

Une même critique est par ailleurs perceptible en France où l’enseignement du droit est souvent décrit comme dogmatique. Aussi bien la retrouvons-nous exprimée assez violemment sous la plume de praticiens du droit tels que des avocats9. Mais nous la percevons aussi chez certains enseignants – encore que de manière beaucoup plus mesurée – qui s’interrogent dès 2005 sur la création d’une filière hospitalo-universitaire en matière juridique. Dans un article publié à la revue Dalloz, Norbert Olszak milite ainsi en faveur d’un enseignement clinique du droit dans nos facultés10. L’auteur souligne l’existence d’un courant qui, dès la fin du XIXe siècle, rappelait la nécessité de rapprocher les études de droit de la pratique professionnelle. La création d’une clinique juridique fut même mise en avant par Henri Capitant qui proposera dès 1930, la création d’un Institut clinique de jurisprudence qui avait vocation à présenter des études de cas en cours du soir. Julien Bonnecase critiquera très vivement cet institut, sans remettre en question pour autant l’idée de cliniques juridiques. Comme l’explique en effet le professeur Olszak :

Pour Bonnecase une première solution serait de faire de la « clinique rétrospective » en étudiant la jurisprudence, mais il faut aussi aller plus loin pour ne pas en rester à une clinique externe et voir aussi les aspects internes. Pour cela, il préconise tout simplement de faire participer les professeurs au fonctionnement du service de l’assistance judiciaire, comme l’on disait alors et de les faire diriger les activités des jeunes avocats dans ce domaine, à une époque où les « écoles du barreau » n’existaient pas encore11.

Toute l’idée des cliniques juridiques semblait donc contenue dans les écrits de Bonnecase. Cette idée a le mérite de rappeler que :

La vocation première des facultés de droit, celles de 1806, était de délivrer un enseignement pratique – celui qui permettait alors à une nouvelle génération de praticiens d’appliquer le droit issu du Code civil12.

C’est dire si finalement, l’émergence de ces cliniques aux États-Unis et en France ne fait qu’exploiter un principe qui était depuis longtemps au cœur des préoccupations des facultés de droit : assurer le développement des connaissances juridiques des étudiants ainsi que leurs compétences. Dans le même temps, et au-delà de cette seule question de compétences ou d’employabilité des étudiants sortis des facultés, les cliniques sont également des lieux qui tentent de remettre au cœur du droit une notion essentielle : la notion de justice.

B. Réintroduire la justice dans le droit

Les cliniques ont-elles simplement vocation à mettre en pratique les savoirs acquis par les étudiants au cours de leurs années d’études ? En d’autres termes sont-elles uniquement des outils destinés à favoriser l’employabilité de ces étudiants ? Contrairement à la doctrine américaine qui tend à affirmer globalement la mission de justice sociale des cliniques, les auteurs français qui se sont intéressés à la question évoquent assez peu souvent cette finalité. Une exception notable se tient cependant dans le travail de Diane Roman et Stéphanie Hennette-Vauchez qui soulignent le rôle social des cliniques. Les auteures expliquent en effet que : « les cliniques juridiques jouent souvent un rôle essentiel pour l’aide judiciaire et l’accès au droit »13. Cette précision, intéressante, est cependant à mettre en relation avec le fait que ces deux auteures font du rôle social des cliniques une finalité parmi d’autres.

La problématique prend un tout autre tour aux États-Unis où la fonction sociale de ces structures est présentée comme la caractéristique primordiale de l’enseignement clinique du droit ou, à tout le moins, comme l’une des principales caractéristiques de cet enseignement avec son aspect pratique ou professionnalisant. Bien plus : la mission de social justice et la fonction de pédagogie pratique des cliniques sont fortement reliées dans l’esprit des cliniciens nord-américains. Jane Aiken14 établit ainsi une liaison très forte entre la case method et le relatif désintérêt des étudiants américains pour les causes sociales. Selon l’auteure, la lecture théorique des cas n’offrirait qu’une vision étroite de ce qu’est le droit et de sa véritable fonction sociale. Jane Aiken use en outre de mots très durs – tel celui de « désendoctrinement » – pour marquer tout l’intérêt d’un enseignement clinique qui ne soit pas uniquement axé sur l’acquisition de compétences techniques mais puisse également apporter aux étudiants qui décident de s’y impliquer des clefs de compréhension du système social et de la façon dont celui-ci produit des injustices. Dans cette perspective, le droit n’est plus simplement envisagé comme un savoir technique mais comme un outil, peut-être serions-nous tenté de dire une « arme », de progrès et de justice sociale. Les facultés de droit ne sont plus et ne peuvent plus être pensées, ni même se penser, comme des lieux neutres mais doivent au contraire prendre conscience, à l’instar de ce qui s’est fait dans les années 1960-1970 aux États-Unis, du rôle qui est le leur dans l’amélioration des conditions de vie des individus ou au contraire dans l’affirmation d’un statu quo social en se désintéressant de la situation des personnes.

Pour Stephen Wizner15, de l’université de Yale, l’enseignement clinique a forcément pour vocation d’aider les plus démunis. Les populations représentées sont d’ailleurs définies largement puisqu’elles s’étendent des personnes pauvres ou dans l’incapacité de s’offrir les services d’un avocat, aux groupes ethniques minoritaires en passant par une aide juridique apportée aux détenus de Guantánamo. De la même manière, les façons de venir en aide à ces individus sont, elles aussi, très variées puisque les cliniques peuvent intervenir dans l’activité de représentation des plaideurs devant une juridiction, ou de procédures juridiques de transactions ou de médiations. Elles peuvent aussi avoir pour finalité de changer certains aspects d’une législation jugée néfaste ou injuste, ou de collaborer avec des associations, des ONG, etc.

Bien qu’elle ne soit pas toujours mise sur le devant de la scène juridique, cette dimension des cliniques juridiques n’est pas ignorée de la doctrine française. Nous avons vu que Julien Bonnecase avait milité pour la création de ces structures et avait lié la question de ces cliniques à l’existence d’un service d’aide juridique. De plus, il existe en France un certain nombre de cliniques qui se sont résolument tournées vers l’assistance – au sens large – des personnes démunies ou des personnes se trouvant dans des situations juridiques critiques. La Clinique juridique des droits fondamentaux de l’université de Caen Normandie fait bien évidemment partie de celles-ci, de même que le programme Euclid de l’université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.

Cette jonction des cliniques françaises à un « idéal » de justice sociale est du reste tout à fait symptomatique pour qui se souvient que les valeurs sont souvent évacuées des discours des juristes universitaires comme figurant des enjeux métajuridiques sinon franchement métaphysiques. De ce point de vue, on peut se demander si le fait pour les auteurs français d’envisager uniquement « le rôle social » des cliniques juridiques et non leur « rôle de justice sociale » n’est pas aussi une façon de préserver les apparences. Nul ne doutera en effet de ce que le droit a une fonction sociale. Mais qui dira qu’ayant une fonction sociale, le droit a aussi une mission de justice ? N’est-ce pas aussi l’un des aspects euphorisants des cliniques juridiques que de tenter de rattacher théorie et pratique, socialité du droit et justice dans le droit ? Bref, n’est-ce pas l’un des aspects centraux de ces cliniques que de tenter de nous interroger sur la place ainsi que le rôle réel ou supposé des juristes dans la société ?

II. Interroger le rôle des juristes

En plaçant au cœur de l’activité « Clinique » la notion de justice sociale (social justice), la pensée américaine se livre du même coup à une relecture revigorante de la place des juristes dans la société. Certes, les choses se présentent forcément de façons très différentes des deux côtés de l’Atlantique dans la mesure où la France connaît un système d’aide juridique et juridictionnelle beaucoup plus développé que celui des États-Unis. Toutefois, le développement récent des cliniques juridiques dans le cadre de nos facultés oblige, à l’instar de ce qui se fait outre-Atlantique, à esquisser les traits d’un discours que d’aucuns pourront trouver éculé : interroger la vision qu’ont les juristes d’eux-mêmes et du rôle qui est ou devrait être le leur dans la société. Outre la résurgence contemporaine des interrogations relatives au positionnement intellectuel, moral et scientifique des juristes, le développement des cliniques juridiques et, avec celui-ci, l’implication de ces cliniques dans la vie sociale peuvent également être freinés, ou au contraire accentués, par des éléments très pratiques.

A. Le problème du positionnement des juristes

Pour une certaine partie de la doctrine américaine, l’enseignement clinique du droit pose nécessairement le problème de la responsabilité sociale des juristes et du rôle de ces derniers dans la société. Sans tenter d’épuiser le sujet, retenons au moins que la critique porte tout autant sur l’activité des cabinets d’avocats que sur celle des juristes universitaires. S’agissant des avocats, la profession avait déjà fait l’objet aux États-Unis d’une mise en cause par le biais des critical legal studies (ou « crits » en abrégé) qui avaient notamment condamné le caractère marchand de la relation entre l’avocat et son client ainsi que le caractère asymétrique de cette relation.

En un sens, le développement du pro bono ou du cause lawyering aux États-Unis a certainement permis de réduire la portée de cette critique. Mais l’observation peut aussi être faite aux cabinets pratiquant le pro bono de ne voir parfois dans cette activité qu’un moyen commode d’améliorer leur image auprès du public et de bénéficier d’avantageuses remises fiscales. Quant au cause lawyering, il peut aboutir, comme le note Liora Israël, à faire passer la cause avant les individus et donc à ne pas toujours tenir compte des intérêts de ces derniers16. S’agissant des cabinets d’avocats, il serait faux par ailleurs de penser que le développement des deux modes d’actions engagées que sont le pro bono et le cause lawyering se soit opéré sans qu’un lien se fasse avec les cliniques américaines17. On voit en effet que les courants s’alimentent les uns les autres et que, derrière la problématique des cliniques juridiques, c’est également une réflexion critique sur le rôle des juristes en général qui est lancée, ce qui inclut par conséquent les praticiens.

S’agissant de la figure des universitaires, on doit reconnaître que l’idée qui sous-tend les cliniques juridiques induit une vision proactive de ces derniers dans la lutte pour une plus grande justice sociale. Jane Aiken explique ainsi qu’il est de la responsabilité des juristes de contribuer au développement et au bien-être de la société. Cette problématique soulève encore certaines questions aux États-Unis18. Mais elle se pose sous un jour plus délicat à l’égard des universitaires français. En effet, ces derniers souhaitent distinguer, autant que de raison, leurs activités professionnelles d’enseignants-chercheurs de leurs activités personnelles. En réalité, si engagement il y a de la part du juriste universitaire, il est traditionnellement acquis qu’il ne peut concerner que la vie privée de ce dernier non, en principe, sa vie professionnelle. Comme le souligne judicieusement le professeur Jacques Chevallier :

La figure du « juriste engagé » est perçue comme une figure repoussoir : l’expression même aurait tout d’un oxymore, en associant deux termes contradictoires : l’éthique du juriste lui imposerait en effet de faire abstraction des convictions philosophiques ou politiques qu’il peut avoir en tant que citoyen et de faire en sorte que ses engagements personnels n’interfèrent pas avec le travail qui lui incombe en tant que professionnel du droit19.

Une part importante de la suspicion dont parle Jacques Chevallier est liée au positivisme qui implique du juriste universitaire qu’il se mette à distance de tout jugement de valeur : qu’il distingue par conséquent le « jugement de valeur » du « jugement de fait »20. Il n’est bien évidemment pas question de revenir en profondeur sur la notion d’engagement du juriste et plus encore d’engagement de l’universitaire. Notons simplement, avec Danièle Lochak, que le juriste universitaire se trouve dans une situation particulière en ce qu’il n’est ni un juriste comme un autre, ni un universitaire comme un autre ; ce qui pose avec une acuité particulière les éléments d’une discussion sur un éventuel rôle social de ces derniers, notamment lorsque cet engagement s’opère dans le cadre de cliniques juridiques. Nous avons vu que la doctrine américaine qui écrit sur les cliniques juridiques semble avoir pris son parti de la question de l’engagement. C’est ce qu’expliquent en substance Les McCrimmon et Edward Santow pour qui un juriste digne de ce nom doit non seulement être capable de développer une pensée critique sur le droit mais doit aussi tout faire pour mettre un terme aux injustices sociales lorsqu’il se trouve confronté à celles-ci21.

On peut certes être décontenancé face à ce genre d’assertions et estimer qu’elles se situent aux antipodes d’une tradition universitaire française qui demeure très largement centrée sur le principe d’une neutralité axiologique des commentateurs22. Cette neutralité impliquerait de l’universitaire une présentation descriptive du droit et non point prescriptive de celui-ci23 autant qu’une mise à distance, en principe, de la tentation d’un usage social du droit. Dans un tel contexte, la création et l’essor relatif des cliniques juridiques en France paraissent s’opérer en marge des canons de l’orthodoxie juridique ou à tout le moins d’une certaine tradition positiviste particulièrement prégnante dans nos facultés de droit. En un sens, la chose peut même sembler paradoxale pour un enseignant-chercheur d’enseigner ou de décrire le droit tel qu’il est dans un amphithéâtre et de se retrouver l’heure suivante à rappeler, en qualité de clinicien, la finalité sociale de la norme ou de rechercher, avec ses étudiants, le meilleur moyen de mettre fin à ce qui peut être considéré comme une « injustice ». La chose paraît d’autant plus difficile à admettre que le dédoublement des discours s’opère dans une même enceinte, celle de l’université. Il y aurait ainsi comme une sorte de schizophrénie à tenter de concilier deux images opposées : celle « du sage professeur » et du militant « déchaîné »24.

Mais la critique d’une neutralité axiologique des juristes universitaires doit être fortement relativisée. D’abord parce qu’il n’est en effet que de lire la doctrine pour constater que les auteurs n’hésitent pas parfois à passer d’un registre descriptif à un registre prescriptif, ce qui relativise d’autant l’idée d’une neutralité axiologique des juristes universitaires25. Ensuite parce que nous pensons que ces arguments, sans doute pertinents à l’encontre des missions classiques des enseignants-chercheurs des facultés de droit, perdent une bonne partie de leur vigueur et de leur force à l’encontre des cliniques juridiques dont le rôle est encore une fois de permettre une mise en pratique du droit par les étudiants. Or, cette mise en pratique du droit passe nécessairement (ou le plus souvent) par la connaissance et la rectification de « situations juridiquement défectueuses ». Ce constat vaut a fortiori lorsque la clinique en question a vocation à connaître ou à faire connaître de violations massives et/ou quotidiennes des droits fondamentaux des individus. Dans ce cadre, la fonction de justice sociale des cliniques juridiques n’est rien d’autre que la mise en avant ou la rectification de la situation juridiquement fautive. Ce point nous semble d’autant plus important que la notion de justice sociale qui est, selon la doctrine américaine, au cœur de l’action des cliniques juridiques ne doit pas être perçue comme une invite à discuter sans fin d’une notion métaphysique. La social justice américaine est en effet un concept concret qui se confond le plus souvent avec la protection, par des moyens juridiques divers, de personnes vulnérables.

B. Un rôle social parfois délicat à mettre en œuvre

Au-delà de ce qui vient d’être dit, la nouveauté de l’enseignement clinique du droit expose à un certain nombre d’interrogations. L’une d’entre elles concerne ainsi le statut de l’enseignant-clinicien autant du reste que le statut de l’enseignement clinique dans nos universités. S’agissant du premier axe de réflexion, on observe qu’un certain nombre de ces cliniciens américains sont souvent issus des services d’aide juridique ou d’assistance aux plus démunis avant d’être « intégrés » à l’université. Ce constat n’est bien évidemment pas sans conséquence dans le cadre des discussions sur l’engagement social ou sociétal des juristes universitaires. D’abord parce qu’il signifie que l’engagement des cliniciens américains est bien plus ancien que leur « prise de fonctions » universitaires. D’une certaine manière, on peut même dire que leur intégration à l’université et l’explosion de l’enseignement clinique outre-Atlantique sont le fruit de cette « double casquette » de praticien d’une part et de praticien engagé d’autre part26.

Par ailleurs, il convient de souligner que les enseignants-cliniciens américains disposent dans l’université d’un statut a priori très différent de celui des universitaires non cliniciens. Sans doute, ces éléments expliquent-ils au moins en partie la capacité des cliniciens américains à penser le droit comme un outil d’amélioration de la vie sociale, favorisant ainsi l’émergence de la figure d’un(e) universitaire engagé(e). La distanciation des liens entre l’université, d’une part, et l’enseignant-clinicien, d’autre part, permettrait une certaine autonomie de ces derniers dans leurs manières d’appréhender le droit et dans les discours qu’ils produisent sur cet objet. L’analyse nous paraît d’autant plus pertinente que la convergence contemporaine des statuts de cliniciens et d’universitaires aux États-Unis se double d’une transformation de l’enseignement clinique du droit outre-Atlantique. Cette convergence, pourtant souhaitée par une part non négligeable des cliniciens américains, aurait notamment abouti à ce que les cliniques juridiques soient plutôt guidées par les intérêts des universités dans lesquelles elles sont créées que par les besoins des communautés défavorisées. Les cliniques fondées sur la notion de justice sociale perdent ainsi en partie la place prépondérante qui était encore la leur il y a quelques années de cela.

D’autres cliniques se développent ainsi outre-Atlantique qui concernent des domaines éloignés de la notion de social justice, des domaines tels que ceux notamment de la propriété intellectuelle, du droit des affaires ou du droit de la consommation27. Par ailleurs, il semble que la convergence des statuts de cliniciens et d’universitaires se soit accompagnée d’une autre manière plus théorique d’aborder l’enseignement clinique du droit : les cours cliniques ressemblant de plus en plus à des cours traditionnels28. De telles considérations sont parfaitement étrangères à la France où les cliniciens sont le plus souvent issus de l’université et, en tant qu’enseignants-chercheurs, intégrés à celle-ci. Reste qu’en ce qui concerne la France, d’autres problèmes émergent quant à la création des cliniques juridiques. Ces difficultés sont susceptibles d’affecter tout autant la création d’une clinique juridique que le travail de celle-ci et son implication, par ailleurs plus ou moins grande, dans la vie sociale. Dans ce cadre, l’une des questions majeures concerne l’acceptation des cliniques juridiques par le monde des avocats notamment au regard du monopole de ces derniers dans les domaines de l’assistance et de la représentation. Il ne saurait être question ici d’analyser l’étendue de ce monopole. Retenons simplement que le risque d’une confrontation des barreaux et des cliniques juridiques est d’autant plus grand que les textes semblent envisager de façon restrictive les possibilités de procéder à des consultations juridiques y compris lorsque celles-ci s’opèrent à titre gratuit. C’est dire par conséquent si le développement des cliniques juridiques en France et l’engagement social ou sociétal qu’il engendre ou est supposé engendrer nécessitent, pour être pertinents, bien davantage qu’une simple transformation du cadre de pensée traditionnel des universitaires. Un tel développement implique en effet :

de régler les problèmes de concurrence comme de responsabilité et (d’)établir les partenariats indispensables entre institutions sur des bases équilibrées, pour obtenir une collaboration utile de la part des professions juridiques et judiciaires29.

De ce point de vue, il est à noter que les cliniques juridiques n’ont en aucun cas vocation à concurrencer les avocats dans leurs domaines de compétences. La volonté qui préside à cette création est en effet celle d’un renouvellement des pédagogies universitaires, pédagogies qui, faut-il le rappeler ?, ont longtemps été critiquées comme dogmatiques et dépourvues de tout intérêt pratique. Sans doute les choses sont-elles en train de changer… À condition de leur en laisser la chance.

Notes

  1. [NDLR]En France, en 2015
  2. Étant entendu que la pratique professionnelle dont il est question ici prend souvent les traits de la profession d’avocat. Certains auteurs n’hésitent pas d’ailleurs à évoquer le fait qu’il conviendrait de « remettre la faculté de droit au service de la profession d’avocat ». Voir en ce sens T. Wickers, « Remettre la faculté de droit au service de la profession d’avocat », Gazette du Palais, no 290, 16 octobre 2012, p. 13.
  3. S. Hennette-Vauchez, D. Roman, « Pour un enseignement clinique du droit », Les petites affiches, no 218-219, 2 novembre 2006, p. 3.
  4. P. Perrenoud, « L’université entre transmission de savoirs et développement de compétences », communication au congrès de l’enseignement universitaire et de l’innovation de Gérone, juin 2004, p. 1, http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2004/2004_07.html.
  5. C. Jamin, « Discussion », Jurisprudence. Revue critique, 2010, t. 1, L’enseignement du droit au début du XXIe siècle. Perspectives critiques, p. 121.
  6. M. Mercat-Bruns, « L’enseignement du droit aux États-Unis », Jurisprudence. Revue critique, 2010, t. 1, L’enseignement du droit au début du XXIe siècle. Perspectives critiques, p. 115.
  7. H. T. Edwards, « The Growing Disjunction Between Legal Education and the Legal Profession », Michigan Law Review, vol. 91, 1992, p. 34 sq.
  8. Sur ce point, voir l’article de N. Chiesa (« The Five Lessons I Learned Through Clinical Education », Comparative Research In Law & Political Economy, vol. 5, no 7, 2009, p. 1113) qui explique bien, dans les premières pages, ce à quoi peut ressembler la mise en œuvre de la case method dans les différentes universités nord-américaines.
  9. Déplorant le peu de lien entre l’université et la pratique, l’avocat Christophe Bigot écrit : « Il faut aujourd’hui, à tout prix, prendre garde à éviter que la science juridique se scinde en deux. Or, les professionnels sont trop souvent décontenancés face aux travaux de recherche ou des publications guère utilisables ou, pire, bâtis sur des sources différentes de celles qu’ils utilisent, qu’ils soient avocats ou magistrats. C’est ce décrochement dans les sources utilisées dans chaque famille du droit qui est à notre sens le plus préoccupant. Pour être lus et utilisés, les travaux universitaires doivent apporter une clarification du droit positif en se basant sur des sources fiables et suffisamment pertinentes pour emporter la conviction. Et malheureusement, pour toucher à ce but, on ne peut plus bâtir des raisonnements sur des opinions doctrinales d’auteurs sans discriminer entre ceux qui ont une réelle légitimité intellectuelle et les autres […] » ; C. Bigot, « Réflexions d’un avocat sur la professionnalisation des études de droit », Recueil Dalloz, 2005, p. 1724. Et l’auteur dans la suite de l’article de développer des pistes qui permettraient aux praticiens d’être « mieux servis » (l’expression est de nous) par l’université.
  10. N. Olszak, « La professionnalisation des études de droit. Pour le développement d’un enseignement clinique (au-delà de la création d’une filière “hospitalo-universitaire” en matière juridique) », Recueil Dalloz, no 18, 5 mai 2005, p. 1172 sq.
  11. Ibid., p. 1172. Et l’auteur de relever en outre : « Ainsi, on se rapprocherait de la pratique et du “Palais de justice où se trouve véritablement situé l’hôpital des maladies juridiques” ».
  12. S. Pimont, « Présentation », Jurisprudence. Revue critique, 2010, t. 1, L’enseignement du droit au début du XXIe siècle. Perspectives critiques, p. 90.
  13. S. Hennette-Vauchez, D. Roman, « Pour un enseignement clinique… », p. 7.
  14. J. H. Aiken, « The Clinical Mission of Justice Readiness », Boston College Journal of Law & Social Justice, vol. 32, avril 2012, p. 231-246.
  15. S. Wizner, « Is Social Justice Still Relevant ? », Boston College Journal of Law & Social Justice, vol. 32, avril 2012, p. 345-355.
  16. Sur la question du cause lawyering, voir ainsi L. Israël, « Le droit mis au service de causes politiques : le cause lawyering, un modèle d’origine nord-américaine », in Au cœur des combats juridiques. Pensées et témoignages de juristes engagés, E. Dockès (dir.), Paris, Dalloz (Thèmes et commentaires), 2007, p. 9.
  17. L. Israël, « Le droit mis au service… », p. 9.
  18. Pour un éventail de ces questions, voir P. Kosuri, « Losing My Religion : the Place of Social Justice in Clinical Legal Education », Boston College Journal of Law & Social Justice, vol. 32, avril 2012, p. 331-344 ; R. J. Condlin, « The Moral Failure of Clinical Legal Education », in The Good Lawyer. Lawyers’ Roles and Lawyers’ Ethics, D. Luban (dir.), Totowa, Rowman & Littlefield Publishing Group, 1984, p. 317-349.
  19. J. Chevallier, « Juriste engagé(e) ? », in Frontières du droit, critique des droits. Billets d’humeur en l’honneur de Danièle Lochak, Paris, LGDJ (Droit et société), 2007, p. 305.
  20. D. Lochak, « La profession d’universitaire face à la question de l’engagement », in Au cœur des combats juridiques…, p. 31.
  21. L. McCrimmon, E. Santow, « Justice Education, Law Reform and the Clinical Method », in The Global Clinical Movement. Educating Lawyers for Social Justice, F. S. Bloch (dir.), Oxford – New York, Oxford University Press, 2012, p. 211-224.
  22. Pour une illustration récente de cette nécessaire neutralité dans le cadre des débats, pour le moins passionnés, sur la Loi relative au mariage pour tous, voir É. Millard, P. Brunet, S. Hennette-Vauchez, V. Champeil-Desplats, « Mariage pour tous : juristes, taisons-nous ! », http://www.raison-publique.fr/article601.html.
  23. « Aujourd’hui, le point commun des différents paradigmes dominant en France pourrait être formulé ainsi : prendre les faits pour ce qu’ils sont, des faits, et les normes pour ce qu’elles sont, des normes ; ne pas mettre sur le même plan le discours descriptif et le discours prescriptif… Et s’en tenir d’ailleurs pour l’essentiel à un discours descriptif sur les normes, en s’autorisant à recourir à une forme de logique pour émettre des jugements sur la régularité d’une norme » ; L. Fontaine, Qu’est-ce qu’un « grand » juriste ?, Paris, Lextenso, 2012, p. 94-95.
  24. O. de Frouville, « Enseigner et militer : autour des deux visages de Danièle Lochak », in Frontières du droit…, p. 311.
  25. Sur cette critique et pour des exemples de discours passant du de lege lata au de lege ferenda, voir D. Lochak, « La profession d’universitaire… », p. 32-35.
  26. S. Wizner, « Is Social Justice Still Relevant ? », p. 348.
  27. P. Kosuri, « Losing My Religion… », p. 340.
  28. S. Wizner, J. H. Aiken, « Teaching and Doing : the Role of Law School Clinics in Enhancing Access to Justice », Fordham Law Review, vol. 73, 2004, p. 1002.
  29. N. Olszak, « La professionnalisation des études de droit… », p. 1172 sq.