Revue Cliniques Juridiques > Volume 2 - 2018

La boutique de droit au service de l’émancipation sociale. Illustration par la dernière « boutique de droit » associative en France

Modestement, certaines structures incarnent l’Histoire, même s’il s’agit de la petite histoire…de l’accès au droit1. Tel est le cas de la Boutique de droit d’Angers, unique survivante associative française d’un grand mouvement socio-politique des années 1970 (remarquablement analysé dès l’origine par P. Lascoumes2 et C. Revon3), fondé sur le principe que nul n’est censé être ignoré par le droit4… A sa petite échelle, cet épisode s’avère néanmoins historique car il s’inscrit lui-même dans un « mouvement critique du droit »5 dont l’un des initiateurs (M. Jeantin), membre de l’association « Critique du droit »6, fut en poste à l’Université d’Angers.

Sur son initiative et celle de quelques autres (dont M. Franssen), la Boutique de droit d’Angers nait en mai 1976 : dès les premiers statuts déposés à la préfecture du Maine et Loire, il est affirmé que cette nouvelle association loi 1901 « a pour but de délivrer au public une information sur les problèmes du droit et de sa pratique, de donner à titre gratuit tout renseignement sur des questions juridiques et d’assurer toute action permettant de réaliser ces objectifs ». L’objet social n’a pas changé depuis 42 ans. L’association a été portée sur les fonts baptismaux par un collectif de juristes aux professions différentes : enseignants de la jeune université d’Angers (créée en 1972), quelques avocats mais aussi des magistrats du syndicat de la magistrature en opposition au système judiciaire de l’époque7. Plusieurs d’entre eux n’étaient d’ailleurs pas angevins et se sont déplacés de Paris pour participer au lancement de la Boutique de droit à Angers. Ce fut la 1ère de France. D’autres se sont créées ensuite à Paris, Lyon, Grenoble, Lorient, Nantes, Brest, Lille, Nice, Annecy, etc. (figure 1), sans qu’il soit possible d’en retrouver une cartographie exacte.

Figure 1 : extrait de l’affiche de la Boutique de droit des années 1980 (crédit A. de Lajartre)

Une douzaine aurait existé dans toute la France. Mais quatre décennies plus tard, il semblerait que la Boutique de droit d’Angers reste la seule survivante associative8 dans l’Hexagone de cette innovation sociale des années 1970. Celle de Paris aurait disparu il y a quelques années, celle de Lyon9 intégrée à une association de médiation (Amely10), et celle de Lorient relèverait aujourd’hui de la collectivité territoriale11. A l’étranger, quelques Boutiques de droit existent comme en Belgique (Liège ou Namur12) ou en Afrique : au Sénégal par exemple, l’A.J.S. (association des juristes sénégalaises) a créé plusieurs boutiques de droit à Dakar (et à Thiès) afin d’aider les femmes dans leurs démarches juridiques13. Malgré leurs spécificités, ces différentes boutiques de droit témoignent d’une même philosophie, maintenue intacte par celle d’Angers (malgré ses évolutions fonctionnelles) : non seulement aider les individus à régler leurs problèmes d’ordre juridique, mais aussi les informer / former au droit afin qu’ils puissent idéalement accomplir par eux-mêmes les démarches nécessaires, sans recourir au système judiciaire. Ce double objectif socio-politique d’éducation des citoyens en matière juridique et d’émancipation vis-à-vis de la justice et des professionnels du droit n’a pas faibli ; la société, malgré les progrès réalisés en matière d’accès au Droit / aux droits, ne facilite pas leur effectivité : « face à la multiplication et à la complexification des normes, se développent des comportements opposés porteurs d’un nouveau clivage social. Alors que certains individus, parfaitement informés, adoptent une attitude de « consommateurs » de services publics et de droits, on assiste à un phénomène croissant de « non-recours » de la part de personnes éligibles qui ne sollicitent pas les prestations auxquelles elles pourraient prétendre »14.

Afin de développer les différentes facettes de cette émancipation recherchée par l’association, un préalable s’impose : expliquer brièvement le fonctionnement de la Boutique de droit d’Angers, de ses origines à nos jours. L’association offre principalement un créneau hebdomadaire de consultations d’environ 2 heures, assuré par un binôme de juristes. La permanence a lieu dans des locaux associatifs et de quartier mis à disposition par la ville d’Angers ; les habitants s’y présentent sans rendez-vous et sont reçus dans l’ordre d’arrivée, ou celui qu’ils établissent eux-mêmes en bonne intelligence. Au tout début, la consultation avait lieu dans la même pièce que celle où attendaient les personnes suivantes15. Mais très vite, les locaux permettant de séparer le bureau de consultation de la « salle d’attente », les échanges entre le binôme de juristes et les usagers sont devenus confidentiels. Il s’agit d’ailleurs d’une obligation de la charte éthique dont s’est dotée la Boutique de droit : les informations révélées, dont l’identité des personnes, ne doivent pas être divulguées, les bénévoles se soumettant au secret de cette activité, comme à sa gratuité. Les consultations ne donnent en effet lieu à aucun paiement. Néanmoins un usager satisfait peut de son propre chef proposer un paiement, que l’association accepte sous la forme d’une carte de soutien (10 euros). Les quelques cartes de soutien délivrées dans l’année permettent de faire état, aux côtés des adhésions des bénévoles, d’un modeste financement interne de l’association, toujours utile à valoriser auprès de la collectivité lors des attributions de subvention. La Boutique de droit d’Angers a en effet toujours bénéficié d’un soutien de la ville, par l’attribution d’une subvention annuelle (passée à la demande de l’association de « 9000 francs » à une époque à 500 euros actuellement) et d’une mise à disposition aujourd’hui totalement gratuite de locaux adaptés aux permanences. La modestie des moyens financiers et matériels explique en partie, mais pas exclusivement, l’absence de salarié.

Depuis 42 ans, la Boutique de droit ne vit que par ses bénévoles, même si l’époque des contrats emploi jeune avait en son temps provoqué de vifs débats sur le recrutement d’un permanent, débats finalement tranchés par la négative, les membres de l’association craignant que l’embauche d’un salarié ne les prive du besoin d’assurer eux-mêmes les permanences. Aujourd’hui l’association compte environ 25 à 30 bénévoles actifs, dont la plupart sont des étudiants en droit de M1 ou M2. Tel n’a pas été le cas de 1976 jusqu’au début des années 2000 : l’activité de l’association reposait sur la disponibilité de juristes en activité, en majeure partie des enseignants-chercheurs de la Faculté de droit d’Angers. Mais face à une progressive baisse de leur investissement, l’association s’est ouverte à partir de 2002, sur proposition de son président (auteur de ces lignes), à un recrutement des étudiants. Cette étape importante de l’histoire de la Boutique, la rapprochant en partie seulement16 d’une clinique juridique de type « live clients »17, n’a pas pour autant effacé la philosophie d’origine de l’association, même si les motivations des étudiants bénévoles – et cliniciens ?18 – ne sont par principe pas tout à fait les mêmes que celles des juristes en activité actuellement bénévoles à la Boutique (juriste en cabinet d’expert-comptable, mandataire judiciaire, inspectrice du travail). Dans les deux catégories, l’entrée dans l’association repose sur un engagement associatif impliquant le besoin d’être personnellement utile aux autres par le partage de sa propre expertise juridique. De ce fait, l’hypothèse d’un service civique n’a même jamais été évoquée, alors que plusieurs associations angevines présentes dans le champ de l’accès au droit possèdent dans leurs équipes des juristes salariées, sous différents statuts : CIDFF, APTIRA, UFC 49, France Victime 49, etc. La Boutique de droit retrouve en partie ces associations au sein du CDAD 49 (Centre départemental d’accès au droit) au sein duquel elle occupe un siège avec voix consultative, aux côtés du ministère de la Justice, des professions judiciaires et des collectivités territoriales. La présence de l’association au sein du CDAD atteste du chemin parcouru depuis sa création, en partie animée par un rejet du fonctionnement de la Justice de l’époque, et de ses acteurs (magistrats et avocats). Mais elle reflète aussi le chemin parcouru par la Justice, et par son ministère, pour lequel l’accès au droit constitue depuis près de 25 ans un enjeu indéniable de rapprochement des citoyens de leur système judiciaire. On sait quel rôle a joué en la matière la loi du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique19, modifiée de façon importante en 1998, donnant à la fois un contenu ambitieux à la notion même d’accès au droit ainsi qu’un véritable statut aux MJD (Maisons de la justice et du droit). Ces textes ont fortement marqué l’histoire de l’accès au droit sur Angers, et de ce fait impacté l’activité de la Boutique de droit. Lorsque l’ancien CDAJ (Centre départemental d’information juridique) rémunérait directement deux informateurs juridiques à temps plein, l’activité de l’association a fortement baissé, la réponse à la demande étant assurée par le Palais de justice (au Bureau d’information juridique). La transformation des CDAJ en CDAD et la réorientation de leur activité vers des fonctions de coordination de l’accès au droit a réactivé le secteur associatif, en faisant véritablement s’envoler le nombre de consultations rendues par certaines associations. Néanmoins, en la matière, une vraie différence continue de subsister entre celles reposant sur le seul bénévolat et celles ayant recruté des salariés. Nombre d’entre elles se croisent aujourd’hui dans la MJD mise en place depuis une quinzaine d’années par le Ministère de la Justice et Angers Loire Métropole. La Boutique de droit y assure une modeste permanence bihebdomadaire, aux côtés de l’ensemble des acteurs associatifs, institutionnels et judiciaires que la MJD rassemble en tant que vitrine et gare d’aiguillage de l’accès au droit.

Ce bref portrait de la Boutique de droit d’Angers permet de mesurer le chemin parcouru depuis sa création en 1976 : l’association, en lutte contre le système judiciaire à ses origines, siège désormais aux côtés du Ministère de la justice et des avocats ! Pour autant l’association ne s’est pas départie de sa philosophie originelle : elle persiste à considérer que le droit représente bien une arme20, souvent utilisée par les pouvoirs dominants (de l’Etat au système économique comme aux professions judiciaires) et dont il faut partager les codes afin de rééquilibrer les forces en présence au profit de l’individu acteur de sa propre vie. Dans le cadre d’une approche comparative ponctuelle avec les cliniques juridiques, il sera ainsi démontré que, par son mode de fonctionnement, la Boutique de droit cherche à garder ses distances vis-à-vis du monde juridique, et en particulier du système judiciaire, afin de favoriser tout au long de ses rencontres avec les usagers une démystification de cet univers (I). Par ailleurs, l’indépendance de l’association permet, au travers de l’information juridique et des options stratégiques qu’elle propose aux habitants venus la consulter, de maintenir une forme mesurée de contestation – du recours – au système judiciaire (II).

I – La Boutique de droit entre distanciation et démystification

De sa naissance en 1976 jusqu’à aujourd’hui, l’objectif visé par l’association au travers de ses permanences d’information juridique a toujours été de démystifier le droit comme la justice, afin de les rapprocher du simple citoyen. Pour y parvenir, la Boutique de droit se situe à la fois hors les murs (A), hors marché (B), tout comme elle remet en cause, à l’instar des cliniques juridiques, le repère générationnel (C).

A – Hors les murs

Les images généralement associées au droit n’incitent pas à se précipiter vers lui : contrainte, ordre, justice, police, sanction, etc.21 Il est bien entendu regrettable qu’une grande partie de la population ne conscientise le droit qui l’entoure dans la quasi-totalité des actes de la vie que lorsqu’un incident se produit. De ce fait, la représentation du monde juridique22 que s’en font de nombreux habitants révèle un imagier assez réduit rassemblant les éléments généralement associés au contentieux : avocats, juges, palais de justice. Un des enjeux de l’accès au droit consiste donc tout simplement à s’écarter de ces images d’Epinal afin de casser cette représentation réductrice du droit. Pour cela, la Boutique de droit s’est dès le début positionnée hors des lieux symboliques du droit : Palais de Justice bien entendu mais aussi Faculté de droit. Bien que créée en partie par des enseignants de l’Université d’Angers, ces derniers ont d’emblée logé l’association dans un centre social d’un quartier plutôt défavorisé (Belle-Beille), aujourd’hui en rénovation urbaine. Ce positionnement au plus près des habitants afin de favoriser l’accès au droit peut paraître aujourd’hui relever d’une évidence. Les autres associations le font également et les CDAD financent souvent des PAD (points d’accès au droit) décentralisés, c’est-à-dire hors des Palais de justice, non seulement dans des structures du type MJD mais aussi dans des villes secondaires, des communes rurales ou tout simplement dans les prisons par exemple. Les cliniques juridiques pratiquent également parfois cette délocalisation. Néanmoins leur camp de base reste le plus souvent la Faculté de droit. Or il n’est pas si facile pour tout un chacun, et en particulier pour les plus défavorisés, de rentrer dans des locaux universitaires, temples du savoir théorique, terra incognita pour celles et ceux qui n’ont pas poursuivi leurs études. La Boutique de droit intervient en quartier sensible, même si elle est ouverte à tous les habitants de la ville et plus globalement de l’agglomération. La ville l’héberge dans des locaux associatifs, partagés, par exemple, avec « les alcooliques anonymes », « les jardiniers de Belle-Beille » ou « l’amicale des retraités des transports urbains d’Angers ». Ces locaux sont facilement accessibles en voiture (stationnement), à vélo ou en bus. La Boutique de droit intervient par ailleurs à la MJD, dans le quartier de la Roseraie, dont les enjeux sociaux ont justifié le déménagement de la structure dans cette partie de la ville. L’insertion de la Boutique de droit dans le panel d’accès au droit rassemblé par la MJD lui permet d’améliorer sa visibilité sur le territoire angevin, dans une logique de partenariat accru avec la collectivité territoriale mais aussi avec le ministère de la justice porteur de la structure administrée par une greffière. Un tel lieu rapproche le droit des habitants : il se situe physiquement au niveau des habitants, contrairement au Palais de justice dont il faut monter les marches. Cette question du « niveau » ne s’arrête pas à ce stade. L’accessibilité géographique constitue un enjeu stratégique pour l’accès au droit, même si elle ne fait pas tout : un juriste géographiquement proche devra aussi se mettre au niveau – éducatif, culturel et linguistique – de son interlocuteur, ce qui souligne, comme nous le verrons le besoin d’une médiation sémantique en matière d’information juridique23.

C’est en tenant compte de la familiarité au lieu symbolique que représente la Faculté de droit que la Boutique de droit a décidé d’ouvrir un nouveau créneau de consultations : depuis 2017, l’association intervient une fois par mois dans les locaux de la Faculté de droit d’Angers, mais à destination des étudiants et des personnels de l’Université. Après discussion en assemblée générale, le choix a été fait de mettre à disposition du monde universitaire ce service juridique, assuré en grande partie par les étudiants de la Faculté de droit. Ce créneau n’est donc pas annoncé de manière publique, comme le sont les autres ; la diffusion s’exerce en interne (écrans télé des facultés, newsletter de l’UA). Plusieurs personnels ont déjà profité de cette activité, pour des problèmes juridiques relevant de leur vie privée. La question pourrait néanmoins se poser de personnels sollicitant la Boutique de droit pour d’éventuelles actions contre l’Université même, c’est-à-dire leur employeur. Ce pourrait être également des étudiants cherchant à contester la légalité d’examens. Répondant en tant qu’association indépendante intervenant dans des locaux universitaires, aucun conflit d’intérêt n’empêcherait l’information juridique, alors qu’il semblerait que les cliniques juridiques posent comme principe, au nom de leur déontologie, de ne pas répondre à des questionnements impliquant leur université de rattachement24.

Mais si la question du lieu – symbolique – n’est pas innocente dans le rapport que les habitants entretiennent avec le droit, la relation monétaire compte tout autant : accéder au conseil juridique coûte souvent cher. C’est pourquoi la Boutique de droit se situe elle-même hors marché.

B – Hors marché

En matière d’accès au droit, quoi qu’on en dise et malgré toutes les évolutions dans ce domaine (comme la mise en place de l’aide juridictionnelle), l’argent peut rester un problème majeur pour certaines catégories de population : recourir à un avocat ou à un notaire afin de simplement comprendre le droit auquel on est confronté peut s’avérer relativement onéreux, et ce d’autant plus quand le client n’est juridiquement pas obligé de passer par ces professions. Les honoraires des avocats sont libres et beaucoup ignorent qu’ils sont négociables. L’aura symbolique dont bénéficient les avocats en tant que « notables historiques » et experts du verbe n’incitent pas à une discussion simple sur le coût d’une consultation. Même si l’avocat gère une entreprise (un argument promptement rappelé par la profession), on reste souvent surpris du prix annoncé pour la moindre procédure… Leur expertise n’est pas supérieure à celle d’un ingénieur en environnement, d’un médecin généraliste, ou même d’un très bon mécanicien. Le monopole en matière d’accès à la justice pour de nombreuses procédures y joue pour beaucoup. Mais, en amont, lors de l’accès au droit, les choses doivent en aller autrement. C’est largement le cas aujourd’hui tant l’offre de consultations juridiques gratuites est importante. La Boutique de droit y contribue : ses permanences sont accessibles en toute gratuité, à toute personne et dans tous les domaines du droit. Ce principe déontologique de l’association est rappelé en particulier lorsque les usagers nous demandent ce qu’une « boutique » peut bien vendre ? Rien ; il ne s’agit que de donner, du temps, de l’écoute et de la connaissance juridique. La question s’est posée dans l’association de modifier le nom de baptême historique pour indiquer formellement qu’il n’y a rien à vendre. Mais ce serait aussi renoncer à l’héritage assumé de cette association ainsi qu’à sa modeste reconnaissance sur le territoire angevin par la population comme par les partenaires. C’est ainsi que la Boutique de droit d’Angers reste sous ce nom – presque une marque – la dernière association du maillage national qui exista à partir des années 1970. La « Boutique » persiste à assumer cet héritage sémantique venu « des termes lawshop (anglais) et westfinkel (flamand). L’origine de ce type de service est à rechercher du côté des seulement « settlement houses » et « neighbourhood centers », créés à partir de 1873 en Angleterre. Il s’agit de centres d’action communautaire animés par des bénévoles en milieu ouvrier, et chargés de susciter une participation à la vie locale tout en offrant un certain nombre de services gratuits (informations sociales et juridiques…). Nés d’initiatives de type charitable, un grand nombre de ces « centres de voisinage » ou « maisons de quartier » a été progressivement pris en charge par des groupes militants »25. La Boutique de droit s’insère dans cette histoire sociale et politisée. Au titre de ce modeste rôle en matière d’action sociale, la Boutique de droit peut ainsi se présenter comme une structure socio-politique du territoire, sans pour autant cliver politiquement les bénévoles comme les collectivités soutenant cette mission d’intérêt général.

La gratuité représente ainsi une garantie d’accès au droit pour les plus démunis. Sur Angers, elle n’est pas l’apanage de la Boutique de droit. De nombreuses associations la pratiquent, comme le CIDFF26 ou l’APTIRA27. Mais d’autres nécessitent parfois une adhésion préalable telle l’UFC-Que choisir28. Comme indiqué supra, la gratuité des consultations à la Boutique n’interdit pas la délivrance (10 euros) d’une carte de soutien volontaire, matérialisant à sa façon l’évaluation positive régulièrement entendue : « c’est bien ce que vous faites ». Il est en revanche interdit d’établir cette carte de soutien lorsque la permanence a lieu à la MJD ; dans ce lieu administré par le ministère de la justice, il n’y a par principe aucun rémunération : toutes les associations qui y interviennent, comme les avocats, notaires et greffiers, ne perçoivent pas un euro. Notons cependant que les avocats sont rémunérés par le CDAD. C’est toute la différence avec l’intervention de la Boutique dont le corollaire de la gratuité est le don de soi par l’engagement associatif ; les bénévoles – dont les étudiants – donnent de leur temps, en dehors de tout cursus universitaire, avec comme motivation principale de partager leurs connaissances juridiques. Cela n’exclut pas une contrepartie personnelle, comme pour tout engagement, comme la satisfaction psychologique à rendre service aux autres, le rattachement à une institution et bien entendu la possibilité, comme dans les cliniques juridiques, de développer des compétences par la mise en pratique des cours théoriques.

L’association offre en effet aux étudiants l’occasion de développer leur confiance (souvent peu présente de par leur jeunesse), permettant alors de démystifier une certaine image générationnelle du juriste compétent.

C – Hors d’âge

Parmi les images d’Epinal sur le monde du droit, celle du juriste d’âge mûr, en costume ou tailleur, a certainement la peau dure. Le « dress code » des facultés de droit l’illustre : il y a encore peu, la quasi-totalité des professeurs portaient le costume pour faire cours. A la Boutique de droit, non seulement le costume ou le tailleur n’est pas obligatoire mais, comme dans les cliniques juridiques, l’usager rencontre de jeunes juristes. Etant donné qu’environ 4/5èmes des effectifs sont des étudiants de M1 ou M2, la plupart des binômes de permanences offre une moyenne d’âge de 22 ou 23 ans. La surprise se lit parfois sur le visage du visiteur lorsqu’il ouvre la porte et découvre cette jeunesse… L’usager doit donc apprendre à faire confiance à de jeunes juristes. En début d’entretien, une question leur est d’ailleurs souvent posée, avec une pointe d’étonnement dans la voix : « vous êtes avocats ? ». Les étudiants doivent alors expliquer leur situation, et en particulier qu’on peut être juriste sans être avocat, et qu’on peut être encore étudiant tout en étant capable de répondre à de nombreuses questions, en raison du nombre de cours suivis et du niveau d’études. Il faut convaincre par la qualité de la réponse que la connaissance se distingue de l’expérience, et du nombre des années. Les cheveux grisonnants et l’embonpoint ne sont pas les fondements d’une bonne expertise juridique ! Néanmoins, lorsque le binôme est bi-générationnel (par exemple un étudiant et le président, auteur de ces lignes), il est amusant de constater que mécaniquement l’usager s’adresse au plus âgé ; je me tourne alors vers mon binôme étudiant pour lui demander ce qu’il en pense, afin de valoriser les connaissances des étudiants (souvent plus étendues et plus récentes que les miennes sur de nombreux thématiques de droit privé).

Dans cette optique, le choix a été fait de n’ouvrir l’activité de la Boutique de droit d’Angers qu’aux étudiant(e)s de masters, toutes spécialités confondues. Ce choix repose tout d’abord sur le besoin de capitaliser des cours dans toutes les matières fondamentales ; si les droits civil, pénal, de la famille, des obligations ou le droit administratif arrivent dès les L1 et L2, il faut souvent attendre la L3 pour rencontrer le droit du travail. Or comment imaginer des étudiants non formés en la matière face à des salariés venant contester un salaire insuffisant ou un licenciement ? Il faut en effet rappeler que dans le cadre d’une saisine directe, sur le mode « live clients », l’association ne diffère pas la réponse : elle analyse en temps réel et propose une ou idéalement plusieurs solutions à la personne. Elle bénéficie pour cela d’une petite documentation sur place, ainsi que selon les lieux, d’une connexion internet permettant certaines vérifications en ligne. Cependant ce sont surtout les connaissances acquises par les bénévoles qui fondent majoritairement les réponses apportées, justifiant que les étudiants aient un certain niveau d’études. Cette exigence s’explique aussi par la volonté d’’éviter de mettre en face des habitants des étudiants vraiment très jeunes (L2 par exemple) : les situations exposées par les usagers sont parfois humainement ou socialement très dures. Violences conjugales, descente sociale après perte d’emploi et divorce, poursuites contentieuses contre des débiteurs qu’on sent au bord du suicide, etc. Il n’est parfois pas forcément évident d’entendre tout ce qui est raconté ; il faut pourtant aussi poser des questions pour aller plus loin dans les détails. Face au risque éventuel de cette dureté psychologique, l’entrée de la Boutique ne se fait qu’au profit des étudiants les plus avancés de la Faculté de droit.

En revanche le partenariat établi entre l’association et le CDAD a permis de mettre en place dès la L3 un stage, intitulé « écrivain juridique ». Sur le modèle de l’écrivain public, 8 étudiants sélectionnés en cours de L3 Droit vont assurer au second semestre une permanence bihebdomadaire afin d’accueillir des usagers de la MJD pour plusieurs missions : les aider à lire et comprendre des documents juridiques et administratifs, les aider à rédiger des courriers en bonne et due forme (mais sans apporter l’argumentaire juridique par eux-mêmes), et enfin les aider à remplir certaines requêtes judiciaires (demandes d’AJ et certaines requêtes au JAF, pour lesquelles la greffière de la MJD leur assure une formation courte en début de projet tutoré). L’ensemble de ces missions se fait sous le contrôle sur place de la coordinatrice du CDAD, et le cas échéant de la greffière. Les étudiants sont également invités, s’ils le souhaitent (ce qui est toujours le cas), à tout simplement participer à l’accueil de la MJD aux côtés de l’agent responsable. La MJD étant une véritable centrale de l’accès au droit (les associations et professionnels précités, mais aussi le délégué départemental du Défenseur des droits, les conciliateurs de justice, les délégués du Procureur de la République pour les médiations pénales), la découverte et l’appropriation de cet univers précontentieux offrent une vraie richesse intellectuelle pour les étudiants. Même si ce stage relève d’un partenariat entre l’Université et le CDAD, la Boutique de droit fut le maillon de cette initiative.

Elle collabore en effet aujourd’hui pleinement avec les acteurs de l’accès au droit, mais sans oublier pour autant sa philosophie d’origine : aider les habitants, prioritairement défavorisés, à résoudre leurs problèmes par eux-mêmes, dans une logique d’autonomisation par rapport au système judiciaire.

II – La Boutique de droit entre information et contestation

Dès ses origines, la Boutique de droit d’Angers a été conçue comme un instrument d’éducation populaire mais aussi, autant que faire se peut, de contournement voire de contestation du système judiciaire de l’époque. Cette philosophie perdure plus de 40 ans plus tard : en faisant de la médiation juridique (A), la Boutique de droit cherche à former ponctuellement les habitants à ce qu’est le droit (B), dans l’espoir de les aider (dans la limite de leurs intérêts) à éviter avocats et justice au nom d’une contestation mesurée du système judiciaire qu’ils incarnent (C).

A – De la médiation … sans médiation

Le droit représente non seulement une discipline potentiellement ésotérique (mais pas plus que toute spécialité technique) mais il souffre aussi d’une image peu attractive pour la population : en général, on ne conscientise la réalité juridique qui nous entoure dans la plupart de nos gestes qu’en cas de problème. Le droit symbolise alors la complexité, les désagréments, voire de réelles situations de crise. Il est donc rare qu’il soit considéré comme une matière naturellement sympathique et attractive. Une tentative de lecture de la littérature juridique (codes, lois, décrets, jurisprudence) par un citoyen courageux n’inversera pas ce regard : la compréhension d’un texte par le commun des mortels, c’est-à-dire à peu près toute personne même diplômée n’ayant pas fait d’études de droit, relève de l’exploit. Se hasarder sur Légifrance, lorsqu’on n’est pas familier du monde juridique, constitue la meilleure manière de s’y perdre et d’en sortir encore plus perdu. « Dans son expression, le droit pourra alors sembler soit trompeur – parce qu’il a son vocabulaire, ses mots et notions que le sens commun ne peut permettre de saisir – soit hautain et repoussant. De l’expérience du droit, le non-juriste peut logiquement ressortir avec l’impression d’être en terre étrangère »29.

Cette distance avec le droit se trouve en partie entretenue par les professionnels du droit : encore aujourd’hui, il reste fréquent que la terminologie employée par avocats et notaires laisse la clientèle dans l’incompréhension du sujet dont il est question. Il arrive aussi qu’un avocat fasse suivre à son client un élément de procédure – parfois le jugement ou l’arrêt même – sans la moindre explication de texte : parfois le justiciable ne sait pas s’il a gagné ou perdu, au regard de la complexité de rédaction des solutions contentieuses… Il est évident qu’en dehors d’un manque de temps du professionnel du droit souvent invoqué comme alibi à cette indifférence fréquente quant à la qualité de la communication, avocats et notaires peuvent avoir tout intérêt à maintenir leurs clients dans une certaine incompréhension de l’environnement juridique de leurs difficultés de vie. Il n’est pas question d’affirmer ici qu’il s’agit d’une attitude générale, mais quiconque a expérimenté une consultation avec ces professionnels a souvent ressenti cette mise à distance du droit opérée par le professionnel, dont la solennité du bureau accentue parfois l’effet. Tout se passe comme si le droit ne pouvait pas faire l’objet de vulgarisation. Ne pas la pratiquer permet simplement de maintenir un pouvoir culturel – et économique – sur le client.

La Boutique de droit, comme nombre d’associations ou de cliniques juridiques, pose le principe inverse : le droit s’explique en mots et en phrases simples. Cette médiation appropriée aux habitants participe de la démystification évoquée en 1ère partie : il s’agit d’aller non seulement hors les murs du droit mais aussi hors les mots ! Le verbiage juridique mérite un décodeur que la relation directe à l’habitant permet d’adapter en temps réel. Comme le droit peut apparaître à beaucoup comme une langue étrangère, l’habitant doit faire face à des traducteurs, car « c’est par le langage que le principe d’accès au droit se manifeste comme principe ontologique du droit. Si le droit est avant tout échange et langage, nous avons dit relation, alors toute norme de droit tend à se placer elle-même sous l’autorité des lois qui régissent naturellement le discours, en premier lieu l’accessibilité et l’intelligibilité. L’accessibilité à un discours s’analyse comme la possibilité pour les destinataires d’en prendre connaissance ; l’intelligibilité d’un discours, comme la possibilité de le comprendre »30.

L’intérêt des permanences physiques, comparativement à l’information juridique fournie par de nombreux sites internet associatifs ou publics d’accès au droit (ex : vos-droits-servicepublic.fr), est de pouvoir s’ajuster aux questionnements des usagers mais aussi à leur niveau social et éducatif. Cette médiation linguistique se fait néanmoins sans médiation au sens juridique du terme : l’association ne reçoit qu’une seule des parties (le locataire, le salarié, un membre du couple, etc.) et s’exprime sur la base d’une version unilatérale des faits. Il n’y a donc pas médiation au sens où on l’entend souvent en matière familiale ou pénale. L’information juridique donnée à l’habitant est donc délivrée sous réserve du contradictoire qui n’a pas lieu, contrairement à ce que font certaines cliniques juridiques comme celle de Montréal par exemple. La médiation de la Boutique de droit reste une simple médiation terminologique, destinée par ailleurs à former ponctuellement le citoyen à quelques fragments du système juridique.

B – Information juridique et éducation citoyenne

En venant à la Boutique de droit, comme ce peut être le cas d’autres associations ou des cliniques juridiques, les habitants viennent avant tout rencontrer des juristes. L’objectif des bénévoles consiste prioritairement à répondre en droit à leurs questions. Il ne s’agit donc pas nécessairement de leur faire plaisir en leur affirmant par principe qu’ils sont dans leurs droits, mais de les éclairer sur la situation dans laquelle ils se trouvent. Il faut tout simplement opérer une qualification juridique des faits qui les concernent. Partant de cette opération caractéristique du travail du juriste, il est possible de leur communiquer les références légales jouant en leur faveur ou à leur détriment, le stade de procédure où ils se situent ainsi qu’une liste d’acteurs pouvant jouer un rôle dans la suite des opérations. Il est en effet assez rare qu’il n’y ait qu’une seule option à proposer à l’usager. En général, lorsqu’un habitant se présente à une permanence, il rencontre (évidemment) un problème, né assez souvent du non-respect de ses droits par une tierce personne : un propriétaire récalcitrant sur la restitution de la caution, un artisan ne respectant pas ses obligations contractuelles, une société ayant fait de la vente forcée à domicile, etc. Il est fréquent que la personne s’estimant lésée (à défaut d’entendre la partie adverse) ait déjà entamé une première démarche infructueuse. N’obtenant pas gain de cause, elle cherche à mobiliser (ou confirmer) un argumentaire juridique. Elle découvre parfois le droit mais aussi parfois l’échec de ses droits, face à un interlocuteur qui peut avoir raison ou avoir fait preuve de mauvaise foi. La consultation doit lui permettre d’y voir plus clair. L’association se trouve alors régulièrement confrontée à une réponse toute en nuances : la référence à tel ou tel article d’un code ne peut toujours suffire ; la base légale ne produira ses effets qu’à condition d’être mobilisée de manière stratégique, c’est-à-dire selon un assemblage de paramètres allant du bon interlocuteur, au bon moment et selon un certain formalisme. Sur la base de ces différents critères, une pluralité de propositions d’actions s’offre à l’habitant. Il lui revient de faire un choix, puisqu’en aucun la Boutique de droit ne doit se substituer au citoyen. Comme le rappelle M. Franssen, la philosophie de la Boutique fut dès l’origine de ne pas faire d’un habitant venu aux permanences « un simple consommateur de justice, mais un coauteur de son histoire »31. Dans cette optique, l’information juridique doit participer à la décision qu’il prend, lui laissant la responsabilité de son choix et la fierté de son succès lorsque la démarche qu’il a entreprise est couronnée de succès. Ainsi se développe un sentiment de confiance en soi, participant de l’autonomisation de la population en matière juridique. Le parti-pris de ce type d’accès au droit consiste bien à épauler momentanément un citoyen, un acteur de sa vie, et non un consommateur juridique ou encore moins un « malade du droit », ce que peut parfois induire la terminologie des cliniques voire des dispensaires juridiques. La Boutique de droit d’Angers fonctionne ainsi vis-à-vis des habitants comme d’autres structures de l’accès au droit : « elles les placent ou les aident à se placer dans leurs droits subjectifs en même temps qu’elles placent le droit (c’est-à-dire ici l’idée d’être justiciable) à portée des personnes en leur donnant ainsi la possibilité psychologique d’exiger un respect de soi, dans de multiples circonstances : en tant qu’usagers de services sociaux, salariés, ou demandeurs de logement ou locataires, etc., et bien au-delà dès lors qu’un enjeu d’égalité de traitement apparaît qui les met en cause comme sujets de droits »32.

Afin de favoriser cette émancipation juridique de l’habitant, l’information technique se trouve souvent doublée d’explications plus globales sur l’organisation et le fonctionnement de la justice mais aussi, par exemple, sur les procédures précontentieuses ou sur le contexte d’évolution du droit. Un changement législatif fournit ainsi l’occasion d’expliquer la mutation du droit, ou au contraire le fait qu’une réforme votée n’entrera en vigueur qu’un an plus tard. Il ne s’agit pas pour autant de faire un cours théorique sur la non-rétroactivité ni de développer la notion de « droit liquide »33, mais de former en quelques phrases simples le citoyen à la mutabilité accélérée du droit. Cette éducation citoyenne, qu’on disait « éducation populaire » aux origines de l’association (leurs périmètres n’étant probablement pas tout à fait identiques), inclut celle des codes culturels intégrés au système juridique. Adresser une réponse « en bonne et due forme » à son interlocuteur décuple les chances de succès : le même argument juridique pertinent sera plus ou moins efficace selon qu’il sera adressé dans une lettre simple, écrite « comme on parle », ou dans un courrier en recommandé mobilisant les phrases faussement savantes des lettres de mise en demeure ou de recouvrement. Un « cher monsieur, en raison de l’article L. … du code de …, j’ai le regret de vous informer du caractère non-fondé de votre demande » fera mouche, alors qu’un courrier affirmant un brutal « j’suis pas d’accord » sera dépourvu d’effet, faute de parler la même langue que l’interlocuteur. Pour cette raison, il arrive fréquemment à la Boutique de droit de proposer à ses usagers peu lettrés quelques formules conventionnelles à recopier dans leur courrier afin de crédibiliser leurs démarches, tout en leur expliquant les tenants et les aboutissants de ces codes juridico-administratifs. L’objectif de cette éducation citoyenne est en effet, autant que faire se peut, d’aider les citoyens à éviter la justice et à se passer des professionnels du droit.

C – Pragmatisme et contestation

Fondées pendant les années 1970, face à une justice qualifiée de partiale, les Boutiques de droit ont affirmé dès leurs création un discours de contestation du fonctionnement de la justice34, contestation pacifique impliquant tout simplement de chercher à éviter les tribunaux. Les temps ont changé mais à l’époque la rébellion contre la justice grondait au sein même du système judiciaire, au travers du syndicat de la magistrature créé à la fin des années 1960. Cette remise en cause ne traversait pas seulement la Justice : elle rejoignait celle de l’enseignement du droit dans les Facultés, en s’exprimant par le mouvement Critique du droit. A l’époque, celui-ci souhaite « renverser, restructurer, reformuler la question du droit et de son enseignement. Il conteste les archaïsmes d’une formation juridique, reproductrice d’un système prédominant, ancrée dans un champ disciplinaire très figé »35. Le positionnement critique contre les dysfonctionnements judiciaires n’était donc pas l’apanage des Boutiques de droit, mais il a animé avec force cette dynamique associative : l’objectif était d’aider les habitants à gérer par eux-mêmes leurs difficultés juridiques, sans recourir à la saisine du juge, dont une forme de compétence et d’impartialité semblait pouvoir être contestée. La première affiche de la Boutique de droit était à cet égard particulièrement explicite dans la représentation du système judiciaire qu’elle portait (figure n° 2).

Figure n° 2 : 1ère affiche de la Boutique de droit d’Angers en 1976 (crédit : A. de Lajartre)

On peut affirmer que sur ce plan, les choses ont grandement évolué. L’évolution de la formation professionnelle des magistrats, le renforcement de leur indépendance, la féminisation de la profession constituent autant de facteurs de modernisation de la justice. Pour autant, la justice ne peut toujours pas être présentée au justiciable comme une « mécanique objective », garantissant une application égalitaire de la loi. Derrière les magistrat(e)s, des hommes et des femmes – en nombre insuffisant – rendent une justice humanisée par leur spécialisation, leur subjectivité et leur sensibilité. Ainsi s’explique en partie une carte officieuse de certains tribunaux plus sévères au pénal, plus favorables aux divorcées, plus sensibles à l’environnement que d’autres. S’il ne s’agit pas d’une roue de la fortune, il s’agit quand même d’un argument important pour les justiciables, tout comme doit être pris en compte l’enjeu fondamental de l’allongement des procédures contentieuses. L’information juridique délivrée en consultation sur les choix d’option et la stratégie possible inclut cette donnée essentielle : faut-il actionner ses droits au sein du système judiciaire ou en dehors ?36.

En dehors des hypothèses légales de saisine obligatoire de la justice (par exemple le divorce d’un couple marié, hors procédure de divorce par consentement mutuel passant par le notaire telle qu’instituée depuis le début de l’année 2017), la question se pose fréquemment de savoir s’il est stratégique de saisir au plus vite la juridiction compétente, hors procédures de référés bien entendu : les délais de jugement, de plus en plus longs dans toutes les spécialités juridictionnelles, peuvent dissuader un justiciable d’enclencher un procès. A la complexité des règles procédurales et de compétence37, s’ajoute celle issue de la relative subjectivité du raisonnement sur le fond. Les paramètres entrant dans le raisonnement sont logiquement multiples, mais lorsque par exemple l’enjeu symbolique ou financier reste modeste, le besoin de saisir la justice se discute. Faut-il un marteau pour écraser une mouche ? Cette question se pose de toute façon en raison de la représentation de la justice que se fait « spontanément » une partie de la population : « face aux expériences vécues et au constat des inégalités persistantes, les représentations sociales du système de régulation des rapports sociaux chargé d’assurer la justice pénale et sociale, peuvent ne plus s’inscrire dans l’idée de justice. Les institutions ne sont alors plus reconnues comme justes »38.

En plus de l’impossibilité de garantir formellement à l’habitant une solution donnée, la saisine du juge va souvent impliquer de recourir à un moment donné à un avocat, ce qui ravive les questions précédemment évoquées (coût, « dépossession culturelle » de son dossier). La Boutique de droit rappelle alors fréquemment l’adage écrit par H. de Balzac39 et bien connu des citoyens eux-mêmes : « mieux vaut un mauvais arrangement qu’un bon procès ». Néanmoins, si la saisine réelle de la justice reste rarement conseillée (quand elle est optionnelle), la menace de cette saisine constitue un argument fréquent des stratégies proposées aux usagers de la Boutique. Ces derniers fréquentent souvent les permanences lorsqu’ils se heurtent aux limites – ponctuelles – de l’Etat de droit : un bailleur de mauvaise foi, un « voisin impérialiste », un chef pratiquant le harcèlement, un artisan sans assurance, une entreprise abusant des prélèvements automatiques, etc. Dans le bras de fer les opposant à ces personnes physiques ou morales, les usagers de la Boutique de droit échouent à faire valoir leurs droits. Parmi le crescendo des actions possibles, la menace de saisir le juge permet d’attester auprès de leur interlocuteur de leur détermination à faire respecter l’Etat de droit, l’Etat des droits, et en particulier ceux dont ils sont titulaires. C’est tout le paradoxe de menacer de saisir le juge, en étant persuadé à l’avance de ne pas le faire pour les raisons précédemment évoquées. Cette partie de poker juridique, à coups de bluff, mobilisant l’arme de dissuasion qu’est le procès, souligne tout l’intérêt d’une structure de conseil autonome par rapport aux instances juridiques et judiciaires. Elle met en exergue que la réalité des droits n’est nullement acquise et qu’elle dépend de la capacité de l’habitant à les comprendre et à les actionner selon la stratégie la plus pertinente selon le cas d’espèce. En la matière, il arrive parfois que les difficultés sociales et économiques d’un citoyen le privent de toute autonomie d’action, et même de choix, en la matière. Le recours à un avocat peut alors s’imposer, dans ce contexte comme pour d’autres raisons, mais avec les limites de temps consacré par la profession aux dossiers payés par l’aide juridictionnelle…

Conclusion

L’émancipation sociale et citoyenne des habitants du territoire reste donc bien un objectif majeur de la Boutique de droit d’Angers, malgré la trajectoire suivie par l’association depuis une quinzaine d’années : l’ouverture de l’activité aux étudiants en droit, devenus les bénévoles majoritaires, et l’intégration de la Boutique dans les CDAD et MJD du territoire angevin ont fortement transformé le fonctionnement et le positionnement institutionnel de l’association. Néanmoins l’esprit d’origine perdure, précisément parce qu’elle est restée une association loi 1901, aussi indépendante du système judiciaire que des professions et institutions juridiques (dont les Facultés de droit font partie à leur manière). A ce titre, ce n’est peut-être pas un hasard s’il ne reste plus qu’un enseignant-chercheur de la Faculté de droit d’Angers dans la Boutique de droit (le président, auteur de ces lignes), l’esprit de contestation mesurée et intelligente du système judiciaire – et même du droit – n’étant pas forcément partagé aujourd’hui comme il l’était dans les années 1970. Toujours est-il que si un rapprochement plus important encore entre la Boutique de droit et la Faculté de droit devait se produire, dans l’hypothèse de la création d’une clinique juridique (ou sous une autre appellation), les bénévoles actuels resteraient attachés à cette philosophie associative. Le sujet, débattu entre bénévoles après un retour fait en réunion sur le colloque de Lomé de mars 2018, a permis de rappeler qu’une Boutique du droit est bien autre chose qu’une clinique juridique, tant par la nature de l’engagement militant, la qualité de bénévole, le type de statut que par l’indépendance politique qui la sous-tend.

Notes

  1. Xavier Souvignet, « L’accès au droit : principe de droit, principe du droit », Jurisdoctoria n° 1, 2008, pp. 23-50 ; François Ledut (dir.), L’accès au droit, Tours, Publications de l’Université François Rabelais, 2002.
  2. Pierre Lascoumes, « Consultations juridiques et boutiques de droit, une critique en acte du droit et de la justice », Déviance et société, 1978 – Vol. 2 – N°3. pp. 233-260.
  3. Christian Revon (dir.), Boutiques de droit, Paris, Solin, 1979, 140 p.
  4. Aude Lejeune, Nul n’est censé être ignoré par le(s) droit(s) : politiques d’accès au droit et à la justice en Belgique et en France, thèse de doctorat en sciences sociales, Ecole Normale Supérieure Cachan-Université de Liège, 2010.
  5. Martine Kaluszynski, « Sous les pavés, le droit : le Mouvement Critique du droit ou quand le droit retrouve la politique », Droit et société, éd. Juridiques associées / L.G.D.J., 2010, pp. 523-541. (halshs-00556500).
  6. Antoine Jeammaud, « Sur Critique du droit », conférence pour Franco-American Legal Influences, Then and Now, 2011, en ligne : https://www.univ-st-etienne.fr/_attachments/le-mouvement-critique-du droit/sur_critique_du_droit_antoine_jeammaud_1315560605276.pdf%3Fdownload%3Dtrue
  7. Informations recueillies lors d’un entretien en février 2018 avec Marcel Franssen, co-fondateur et 1er président de la Boutique de droit d’Angers. Cet article a également été nourri par deux entretiens en février 2018 avec Claire Berthaud, coordinatrice du CDAD 49 et Xavier Pavageau, président de ce CDAD et du TGI d’Angers.
  8. Il faut en effet différencier les boutiques de droit associatives des « boutiques de droit » mises en place par des cabinets d’avocats, dans une logique commerciale, jouant faussement la proximité par l’appellation de Boutique.
  9. https://www.lyon.fr/association/droits-de-lhomme-et-du-citoyen/boutique-de-droit-et-mediateurs
  10. http://amely.org/acces-au-droit/
  11. https://www.lorient-agglo.bzh/vos-services/boutique-de-droit/
  12. https://pro.guidesocial.be/associations/boutiques-droit-services-juridiques-1672.html
  13. http://www.dakar-echo.com/boutiques-du-droit-de-lajs-un-conseil-juridique-gratuit-pour-les-populations/
  14. Jean-Paul Delevoye, préface, Droit et pauvreté : Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale ; séminaire ONPES-DREEES-Mire, 2007, p. 6, en ligne : http://www.onpes.gouv.fr/IMG/pdf/droit_et_pauvrete_web.pdf
  15. La philosophie originelle des Boutiques incitait à partager ses questions juridiques avec les autres habitants, partant du principe que les juristes n’avaient pas le monopole de l’information juridique. Un habitant ayant déjà rencontré des problèmes similaires peut avoir des conseils à donner.
  16. Les étudiants s’initient à la consultation juridique à la Boutique de droit, donc en dehors du système universitaire et sans dispositif d’enseignement associé pour les y préparer et en dégager un bilan expérientiel.
  17. Xavier Aurey (dir.), Les Cliniques juridiques, Presses Universitaires de Caen, 2015.
  18. Romain Ollard & Amarande Baumgartner, « Cliniques juridiques et démultiplication des missions de l’université », Cliniques juridiques, Volume 1, 2017, [http://cliniques-juridiques.org/?p=314].
  19. Loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique, modifiée par la loi du 18 décembre 1998.
  20. Liora Israël, L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences-po, coll. Contester, 2009, 137 p.
  21. Christine Kourilsky-Augeven, “Comment influent sur les représentations adolescentes du droit les facteurs d’âge, de sexe et de milieu social”, Socialisation juridique et conscience du droit, LGDJ, 1997.
  22. Nicolas Molfessis, “La perception commune du droit”, communication à l’Académie des sciences morales et politiques, en ligne : https://www.asmp.fr/travaux/communications/2008/molfessis.htm
  23. Cf. infra 2de partie, A : « De la médiation … sans médiation ».
  24. On pourrait pourtant trouver tout aussi logique qu’une clinique juridique contribue au respect du droit et de la légalité au sein de sa propre université. Mais il faut pouvoir le faire dans une relation de confiance permettant d’en assumer les conséquences stratégiques…
  25. Pierre Lascoumes, « Consultations juridiques et boutiques de droit, une critique en acte du droit et de la justice », Déviance et société, 1978 – Vol. 2 – n°3, p. 236.
  26. Centre d’information sur les droits des femmes et des familles.
  27. Association pour la protection et l’intégration (des étrangers) de la région d’Angers.
  28. Union fédérale des consommateurs.
  29. Nicolas Molfessis, “La perception commune du droit”, communication à l’Académie des sciences morales et politiques, en ligne : https://www.asmp.fr/travaux/communications/2008/molfessis.htm
  30. Xavier Souvignet, « L’accès au droit : principe de droit, principe du droit », p. 33.
  31. Entretien réalisé le 1er février 2018 avec M. Franssen, 1er président et co-fondateur de la Boutique de droit.
  32. Philippe Warin, Catherine Chauveaud, Pierre Mazet, Des fabriques d’accès au(x) droit(s), 2010, p. 117.
  33. Emeric Nicolas, « Droit souple + droit fluide = droit liquide. Réflexion sur les mutations de la normativité juridique à l’ère des flux », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, ID : 10670/1.jglus1
  34. Pierre Lascoumes : « Consultations juridiques et boutiques de droit, une critique en acte du droit et de la justice ».
  35. Martine Kaluszynski, « Accompagner l’État ou le contester ? Le mouvement « Critique du droit » en France. Des juristes en rébellion », Criminocorpus [En ligne], Les rebelles face à la justice, Articles, mis en ligne le 29 septembre 2014, consulté le 08 juin 2018. URL : http://journals.openedition.org/criminocorpus/2831
  36. Aude Lejeune, «Mobilisations du droit, dans ou hors des tribunaux ? La lutte contre les discriminations en Suède et en Belgique », in P.-Y. Baudot, A. Revillard (dir.), L’Etat des droits. Politique des droits et pratiques des institutions, coll. « Gouvernance », Paris, Presses de Science Po, à paraitre.
  37. Michel Borgetto, « L’accès aux droits sociaux : quelle effectivité ? », Droit et pauvreté, séminaire ONPES-DREEES-Mire, 2007, p. 110, en ligne : http://www.onpes.gouv.fr/IMG/pdf/droit_et_pauvrete_web.pdf
  38. Arnaud Beal et al., « Expériences de justice et représentations sociales : l’exemple du non-recours aux droits », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale 2014/3 (Numéro 103), p. 568. DOI 10.3917/cips.103.0549
  39. Honoré de Balzac, La Comédie humaine, Illusions perdues, Etude de mœurs, Scènes de la vie de province (1843) / Œuvres complètes, 1874, tome 8, Livre II, Scènes de la vie de province, p. 568.