Revue Cliniques Juridiques > Volume 5 - 2021

Entretien avec Irène Pereira, docteure en sociologie, co-fondatrice de l’Institut bell hooks – Paolo Freire et autrice de diverses publications à propos des pédagogies critiques

Pourriez-vous commencer par présenter brièvement votre parcours et ce qui vous a amenée à vous intéresser aux pédagogies critiques ? 

Irène Pereira : J’ai une formation en philosophie et en sociologie. Je me suis d’abord intéressée à la sociologie des mouvements sociaux et aux théories critiques. Puis, lorsque mes travaux se sont orientés vers les questions de formation – professionnelle ou militante –, je me suis tournée vers les pédagogies critiques, qui est un courant qui est apparu dans les années 1980 à la suite de l’œuvre de Paulo Freire. Il me semblait que ce courant d’étude peu connu en langue française était en adéquation avec un certain nombre de débats actuels autour du genre et des luttes LGBTQI, du racisme, de l’écologie ou du capitalisme néolibéral etc…

Selon ces pédagogies, est-il important pour les enseignant·e·s d’explorer leurs identités ? 

IP : La notion d’identité est une notion philosophiquement complexe. En effet, l’identité est ce qui fait que je suis moi-même et que je le reste par-delà les changements. Il y a dans la notion d’identité un risque d’essentialisation, de naturalisation de la réalité abordée, comme si cette réalité était stable et immuable. Même lorsqu’on parle d’identités en cherchant à les déconstruire, on tend rester prisonnier d’un discours de l’identité qui tend à figer les réalités. On va affirmer, par exemple, qu’il faut déconstruire les identités binaires pour pluraliser les identités. Mais de ce fait, on critique des identités pour en affirmer d’autres.

Or la pédagogie critique n’envisage pas la société sur le modèle d’une nature immuable, mais comme une construction historique. Elle ne s’intéresse pas aux identités, mais à des positions sociales. Chacun et chacune d’entre nous occupons des positions sociales qui peuvent changer en fonction de notre vie. On peut ainsi parler de trajectoires sociales. Ces positions sont différentes selon qu’on est un homme ou une femme, selon sa classe sociale, selon qu’on soit une personne blanche ou racisée. La tendance dominante de la société, comme l’a montré la sociologie critique, n’est pas en réalité à la mobilité sociale, mais à la reproduction sociale. Il peut y avoir néanmoins de manière minoritaire des transformations : le passage d’une classe sociale à une autre (les transclasses), le changement de genre (les transgenre) etc… Mais de manière générale, la mobilité n’est pas contrairement, à ce qu’affirme l’individualisme libéral, la réalité sociale dominante. Pourquoi ? Parce que justement en fonction de notre position sociale initiale, de notre assignation sociale, nous ne bénéficions pas des mêmes privilèges sociaux. Les groupes sociaux occupent des positions inégalitaires. En fonction de ces positions, les personnes subissent des discriminations, tandis que d’autres bénéficient de privilèges sociaux.

Donc ce qui est important en pédagogie critique, c’est d’avoir ce regard sociologique qui permet d’expliquer le lien entre des positionnalités sociales, des inégalités sociales, des discriminations et des privilèges sociaux. 

Y a-t-il un intérêt de partager ensuite ces réflexions ou ses positionnalités sociales avec ses étudiant.e.s en classe ?

IP : Il s’agit d’abord d’une démarche de conscientisation individuelle, mais qui réinscrit l’individu dans du social et donc du collectif. Je prends conscience que ce qui me semble constituer des qualités personnelles est en partie liée à des conditions sociales et à ma position sociale. 

En ce qui concerne le fait de partager avec ses étudiant·e·s les coordonnées de sa positionnalité sociale, il y a deux dimensions à prendre en compte : sont-elles dominantes ou dominées ? Sont-elles visibles ou invisibles ? Par exemple, un·e enseignant·e LGBTQI n’a pas nécessairement à partager les coordonnées de sa positionnalité sociale si celles-ci le ou la fragilisent ou la mettent en danger. 

Par ailleurs, il y a quelques personnes qui ne cumulent que des privilèges sociaux, mais la majorité des personnes cumulent à la fois des privilèges et des oppressions. Certaines coordonnées sont évidentes pour les étudiant·e·s, mais il peut être utile de les souligner et d’en faire la base d’une réflexion sociologique. En tant qu’enseignant à l’université, on appartient à la classe moyenne supérieure, mais si on est assigné socialement comme femme, alors on est socialement dominé. Il est possible en revanche de laisser de côté d’autres coordonnées sociales que l’on ne souhaite pas divulguer, par peur de subir des discriminations ou de la stigmatisation, comme par exemple le fait d’avoir un handicap invisible (à titre de rappel : 80 % des handicaps sont invisibles).

Existe-t-il des outils pour travailler sur ces questions au regard des pédagogies critiques ?

IP : Bien évidement on peut trouver des outils. On peut même trouver un marché néolibéral des outils de prise de conscience des privilèges et des oppressions via des formations en entreprise dans le cadre de programme de management de la diversité. 

L’erreur, c’est que justement la plupart des personnes attendent des outils efficaces. Ils et elles pensent que la pédagogie critique devrait être une fournisseuse d’outils pour leur permettre de résoudre des difficultés concrètes. Mais c’est en réalité totalement méconnaître ce qu’est la pédagogie critique ou du moins faire une confusion.

Des outils efficaces ont pour particularités d’être un ensemble de techniques que l’on va utiliser pour résoudre une difficulté indépendamment du contexte et de la personne qui les utilisent. De fait, l’outil efficace devrait résoudre le problème y compris s’il est manié par une personne sexiste, raciste…Cela suppose en outre que les problèmes qui se poseraient à des pédagogues critiques seraient uniquement des problèmes techniques et non pas des problèmes éthiques. Or la pédagogie critique en réalité est un agir éthique qui nous permet d’agir face à des situations concrètes où se posent des problèmes éthiques. Par exemple, reprenons l’exemple de la question précédente : Un ou une pédagogue critique doit-il communiquer à ses étudiant·e·s des informations sur sa positionnalité sociale ? On comprend bien qu’il ne s’agit pas d’un problème qui implique une réponse technique, mais qui suppose une réflexion éthique. 

La pédagogie est donc de manière centrale une réflexion et un agir éthique (une praxis), la conception d’outils relève de la didactique critique.